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Annexe

Les arches de la rive gauche.

De la pente de l'aqueduc, de son parcours et de son arrivée

par Jean-Claude HEILIG
ingénieur chimiste
docteur ès sciences
(spécialité physico-chimie.Le problème primordial qui se pose lorsqu'on construit un aqueduc est de lui conférer une pente suffisante et quasi constante afin que l'eau de la source puisse s'écouler de façon laminaire, c'est à dire sans turbulences et le plus régulièrement possible jusqu'à sa destination finale. Les architectes romains connaissaient le départ de l'ouvrage et avaient décidé du lieu de son arrivée. Le parcours qu'on lui faisait suivre dépendait donc de la pente. Pour nous, la question se pose un peu différemment : nous ne connaissons pas le lieu d'arrivée et cherchons à le découvrir grâce aux autres données.L'aqueduc gallo-romain qui alimentait en eau Metz, la Divodurum de l'époque, avait une longueur totale de 22 km environ. Il débutait à la Source des Bouillons, située à 208 m d'altitude à quelques 200 m au nord de Gorze. On peut le diviser en trois sections : après un parcours souterrain de près de 13 km à flanc de coteau (1ère section), il enjambait la Moselle entre Ars et Jouy, en passant sur un magnifique pont à arcades d'une longueur extraordinaire de 1,125 km (2ème section). Puis l'aqueduc arrivait à Metz par le sud, après un parcours, souterrain d'abord, aérien ensuite, de 10 km environ (3ème section).Les pentes moyennes des 1ère et 3ème sections sont à peu près égales et font environ 0,92 m/km. Toutefois, la pente de l'aqueduc sur le pont (2ème section) est plus forte afin d'y accélérer le débit des eaux, en particulier pour éviter le dépôt de boues et le gel en hiver : elle fait 1,69 m/km.
En ce qui concerne le pont, l'arrivée de l'aqueduc au bassin dit de sortie, près d'Ars, donc rive gauche et en tête de l'ouvrage, se situe à une altitude de 196 m. Au débouché de la conduite venant de Gorze, on cassait le cours de l'eau en la faisant chuter dans un bassin, situé 0,43 m plus bas, avant le passage sur le pont. L'altitude à l'entrée de celui-ci est donc de 195,57 m.
Après la traversée du pont, l'arrivée dans le bassin dit de réception, à Jouy, se fait à une altitude de 194,18 m. Là aussi, il y avait un déversement de la conduite sortant du pont dans un bassin situé à 0,30 m plus bas, dans le but « d'amortir les vagues qui se sont propagées sur le pont » par suite de la pente accrue et de permettre, en outre, une déviation de 90° vers le nord du flux venant de l'ouest. Le départ de la dernière portion de l'aqueduc vers Metz se fait alors à une altitude de 193,88 m.Il est intéressant dans ce contexte de comparer les pentes de l'aqueduc mentionnées ci-dessus aux pentes de cours d'eau connus, que l'on peut évaluer en étudiant les lignes isohypses dans les ouvrages géographiques adéquats. Par exemple, pour la Moselle entre Metz et Trèves, la pente moyenne est d'environ 0,53 m/km1. Il faut remarquer cependant, que la pente des cours d'eau est en général beaucoup plus forte juste après leur source. Ainsi, pour la Moselle, depuis sa source au Col de Bussang jusqu'au village du Thillot, la pente moyenne est de 18,40 m/km. Du Thillot à Epinal, la pente moyenne est encore de 3,25 m/km, tandis qu'elle diminue jusqu'à 0,96 m/km entre Epinal et Metz. En particulier cette dernière valeur correspond bien aux pentes relevées plus haut pour les 1ère et 3ème sections de l'aqueduc2. De manière naturelle donc, la pente des cours d'eau s'affaiblit, et même de beaucoup en général, dès que l'on se rapproche de l'embouchure du fleuve ou du confluent de la rivière. Ainsi, pour la Moselle de Trèves à Coblence (confluent avec le Rhin), la pente moyenne n'est plus que de 0,32 m/km, tandis que pour le Rhin de Coblence à la Mer du Nord, la pente moyenne ne fait plus que 0,14 m/km. Mais ces faibles valeurs sont encore largement suffisantes pour un bon écoulement des eaux.Enfin, la conduite de quelques kilomètres qui alimente depuis le XVIIIe siècle l'abbaye cistercienne de Salem, près d'Überlingen sur le lac de Constance, nous offre une comparaison plus récente : la pente est de 0,80 m/km3, valeur encore une fois tout à fait comparable aux pentes des 1ère et 3ème sections de l'aqueduc de Gorze à Metz. Le bassin de Jouy. L'aqueduc reprenait ensuite un cours souterrain (3ème section). Il redevenait aérien lorsqu'il rejoignait la voie de Toul à Metz. Il la longeait et traversait avec elle toute la ville. Les eaux aboutissaient vraisemblablement à Metz au Haut-de-Sainte-Croix à une altitude de 185 m, où devait se situer un château d'eau : de là, on pouvait desservir les thermes du Carmel, qui sont à 184 m d'altitude et, naturellement, toute la ville située en contrebas.Selon une autre proposition, cependant, l'aqueduc serait arrivé plus au sud, à peu près à l'emplacement actuel de la place Jean Moulin, qui est aujourd'hui à une altitude de 180 m, et après un parcours de seulement 8,5 km depuis le pont4. Mais, dans l'hypothèse où un castellum divisorium aurait été construit à cet endroit au niveau du sol, il est difficilement concevable que l'aqueduc ait pu desservir les thermes du Carmel, qui se trouvent à une altitude plus élevée. De plus, la pente moyenne de la 3ème section serait alors de 1,63 m/km environ et donc bien supérieure à celle de 0,92 m/km donnée par le même auteur.
Si l'on retient cependant cette dernière valeur comme correcte, l'aqueduc serait arrivé place Jean Moulin à une altitude d'environ 186 m, donc à une hauteur d'à peu près 6 m au-dessus du sol. De là, il aurait pu, en principe, desservir les thermes et la ville.L'hypothèse de C. Lefebvre repose toutefois sur une inscription importante qui mentionne un nymphée. Or cette inscription n'a pas été retrouvée en place, mais remployée dans un sarcophage5. Les environs de la place Jean Moulin sont d'ailleurs une vaste zone funéraire6, et il est peu probable qu'on ait y élevé un édifice aussi prestigieux qu'un nymphée, avec une chute d'eau de près de 6 m. Et s'il y avait eu là un castellum divisorium, celui-ci aurait dû être aérien, ce qui semble assez compliqué et quelque peu déraisonnable.
Ces considérations tendent alors à soutenir l'hypothèse la plus simple de l'arrivée finale de l'aqueduc au Haut-de-Sainte-Croix, solution qui nous semble être la mieux réalisable. Les Romains d'alors, ingénieurs raffinés, sont bien réputés pour avoir eu un grand sens pratique. Le pont à Jouy.

  • 1. Pour le Rhin, la pente moyenne n'est que de 0,25 m/km entre Strasbourg et Coblence.
  • 2. Pour le Rhin, la pente moyenne entre sa source au Col du Grand Saint Bernard et Chur est de 14,60 m/km. Elle s'atténue ensuite entre Chur et Bregenz avec une valeur moyenne de 1,75 m/km. De Bregenz à Constance, tandis que le Rhin ne fait que traverser le lac du même nom, la pente est évidemment quasi nulle. De Constance à Strasbourg, elle est en moyenne de 0,90 m/km, valeur qui correspond à nouveau au pentes des 1ère et 3ème sections de l'aqueduc.
  • 3. Emission télévisée de la chaîne allemande SWR 3, le 02/09/2006 vers 22h15.
  • 4. LEFEBVRE (C.), L'approvisionnement en eau de Metz durant l'Antiquité, in CAG. 57/2, 2005, p. 95.
  • 5. Cf CAG 57/2, n° E 18, p. 272. L'interprétation qui veut qu'il s'agisse du nymphée terminal de l'aqueduc de Gorze est sans fondement.
  • 6. Cf CAG 57/2, Secteur E, p. 259 et suiv.