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L'INRA décrypte la mémoire des forêts
Des scientifiques de l'INRA montrent que les forêts conservent la trace de leur ancienne occupation agricole et démontrent que la biodiversité actuelle des forêts est plus influencée par les pratiques agricoles anciennes que par l'exploitation du bois.
Pourquoi sur certaines parcelles de forêt vosgienne les arbres poussent-ils mieux que sur des parcelles contiguës qui bénéficient des mêmes méthodes sylvicoles ? C'est la question qui s'est offerte, il y plusieurs années, à des chercheurs de l'INRA (Institut National de la Recherche Agronomique) qui travaillaient sur la question du dépérissement forestier. À l'intérieur de vastes surfaces forestières dépérissantes et carencées en éléments minéraux, certaines parcelles forestières de petites tailles et de forme géométrique étaient saines, explique E. Dambrine, biochimiste à l'INRA de Nancy.
Après bien des analyses des sols et des interrogations, l'équipe de l'INRA, qui associe également un écophytosociologue et des historiens, est parvenue à la conclusion suivante : l'explication réside dans l'histoire de l'utilisation de ces parcelles forestières. Il s'agissait d'anciens champs cultivés, enrichis par les engrais et le fumier et qui ont été abandonnés au début du XXe siècle, livre E. Dambrine. En effet, une étude historique menée par W. Koerner et M. Benoît a permis de reconstituer avec précision l'occupation du sol de la commune d'Aubure. Seize anciennes fermes ont ainsi été identifiées, ce qui a permis de localiser cinq usages anciens des parcelles : jardin, terre labourée, pré de fauche, pâture et forêt.
Sans entrer dans le détail, il ressort que les anciennes terres cultivées ont conservé leur fertilité grâce à une plus forte teneur en azote mobilisable et de phosphore. Les études ont montré que les arbres, à structure d'âge comparable, y étaient plus grands que dans les parcelles de forêts qui n'avaient jamais été cultivées. Des études ont ensuite été menées dans le Massif Central et en Lorraine sur d'anciens parcellaires agricoles gallo-romains. Elles ont permis de conclure que les arrière-effets de l'agriculture paraissent irréversibles à l'échelle historique puisqu'on les observe encore près de 2000 ans après l'abandon des cultures.
Une modification des conditions édaphiques 1qui s'exprime également avec force dans la composition de la biodiversité des milieux. Le cortège floristique des forêts d'anciens champs présente un plus grand nombre d'espèces végétales. Des espèces lié à l'homme s'y sont développées et s'y sont maintenues note J.-L. Dupouey. Il s'agit notamment de plantes rudérales 2, telles que l'ortie, ou d'autres espèces comme le géranium herbe à Robert, la pervenche ou le groseillier à maquereau. En revanche, les études ont montré que toutes les espèces forestières n'ont pas nécessairement pu recoloniser ces nouvelles forêts, notamment sur les sols les plus riches. Les espèces forestières qui se reproduisent principalement par voie végétative ont un faible pouvoir de recolonisation, explique l'écophytosociologue, et ne peuvent pas regagner leur place face à des espèces plus dynamiques. Il s'agit entre autres du muguet, de la parisette ou de la néottie nid-d'oiseau. La présence de ces espèces indique une forte présomption de la permanence de la couverture forestière sur le temps long, poursuit J.-L. Dupouey. Toutefois la liste de ces espèces indicatrices de l'ancienneté de la forêt varie selon les régions et les conditions géologiques, et leur définition font l'objet de travaux plus pointus.
Il ne faut donc pas confondre forêts anciennes et veilles forêts. Quoiqu'il en soit, il ressort de tout cela que l'histoire de l'occupation agricole a souvent plus d'impact sur la biodiversité des forêts que les pratiques sylvicoles. Même un boisement exploité sur des terres qui ont de tout temps été forestières, en taillis sous futaie par exemple, pourra conduire a une diversité plus proche de celle de la végétation climacique 3 qu'un vieux peuplement laissé sans interventions sylvicoles sur d'anciennes terres agricoles, estime J.-L. Dupouey. La permanence forestière apparaît ainsi plus fondamentale que la naturalitédes peuplements.
En clair, ces recherches remettent sérieusement en cause certaines conceptions fondées essentiellement sur des critères dit de naturalité des forêts (présence de vieux bois, âges des peuplements), qui sont souvent uniquement pris en compte dans la détermination des politiques de conservation de la biodiversité. Du coup, l'équipe de chercheurs conseille aux gestionnaires des politiques de conservation de la biodiversité (réserves naturelles, conservatoires des sites naturels, Parc Nationaux et ONF) qui promeuvent aujourd'hui la création de réserves intégrales, d'accorder une attention particulière à l'histoire de l'occupation humaine des forêts.
Reste que les scientifiques de l'INRA ont bien conscience de la difficulté de la tâche. Une très grande partie des forêts françaises a été cultivée par l'homme à un moment où un autre. Mais s'il est relativement aisé de retrouver la trace des anciens champs abandonnés depuis la fin du XVIIIe siècle, et qui représentent aujourd'hui près de la moitié de la surface forestière française, il en va tout autrement pour les terres mises en culture à des époques plus reculées de la période gallo-romaine, sans même parler des premiers grands défrichements du néolithique pour lesquels n'existe, bien évidemment, aucun document historique ni cadastral. Les travaux archéologiques, qui commencent à s'accumuler en milieu forestier, révèlent l'importance des vestiges d'antique occupation humaine. Ainsi, dans de très nombreuses forêts domaniales (Rambouillet, Sénart, Fontainebleau pour l'Ile-de-France), diverses traces indiquent que la forêt n'a pas nécessairement été permanente, ou, du moins, toujours continue. Il faut en finir avec la vision fixiste de la forêt, insiste J.-L. Dupouey ; non seulement sa surface a fortement varié à plusieurs reprises depuis la dernière glaciation, mais elle a aussi fréquemment bougé. Ainsi, même dans la forêt de Tronçais, dont la majesté des chênes lui confère dans l'imaginaire des français un statut de sanctuaire de la nature, l'archélogue L. Laüt a découvert plus d'une centaine de constructions datant de la période gallo-romaine. Ce qui ne veut pas dire que la forêt avait été totalement défrichée, mais cela indique pour le moins qu'elle était morcelée et percée de nombreuses clairières où nécessairement l'homme avait aménagé des jardins voire des champs, précise-t-elle.
Le mythe de la forêt naturelle en prend un sacré coup. Mais la réalité forestière n'en est pas pour autant dévalorisée. En effet, l'intérêt pour les héritages bioculturels qui traverse aujourd'hui les sciences forestières est encore loin d'avoir livré toutes ses surprises. Nous n'en sommes encore qu'au début, explique par exemple C. Dardignac, membre de la jeune mission archéologique de l'ONF d'Ile-de-France. Il est fort probable que la vision de la forêt soit radicalement transformée dans les prochaines années. L'histoire promet d'être passionnante et le rôle de l'homme dans la constitution de la biodiversité n'en sera que mieux compris. À n'en pas douter, la place de l'homme dans la nature en sera réhabilitée.