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La sculpture religieuse

La sculpture des bâtiments religieux est particulière à cet égard car on s'attend à ce qu'elle dépasse le décoratif pour évoquer des thèmes emblématiques du christianisme. Pourtant, elle se limite assez souvent à des motifs floraux, comme à l’église St-Joseph de Montigny. Cela ne surprendra pas pour les temples protestants, puisque les saints sont absents de la religion luthérienne : tout au plus a-t-on fait figurer le Christ au tympan de l'entrée principale du temple de Queuleu. Certaines églises offrent cependant un programme iconographique plus élaboré qui, s’il privilégie le vitrail à la chapelle du Grand Séminaire, prend souvent la sculpture pour support. Dans ce domaine, le sculpteur principal fut Auguste Dujardin (1847-1921). Il n’est pas sans intérêt de s’étendre quelque peu sur sa biographie car après 1919, il fut victime du chauvinisme français qui le fit sombrer dans l'oubli. Il est donc temps de le réhabiliter et nous sommes heureux de pouvoir y contribuer ici.

Auguste Charles Dujardin est né à Paris en 18471. Son père, François Joseph Dujardin, était relieur et venait d’une famille d’agriculteurs du Nord ; sa mère, Madeleine Métrat, était originaire de Moselle, où son père était capitaine des douanes à Thionville. L’enfance d’Auguste Dujardin semble avoir été solitaire et rêveuse.
Il entre en 1862 à l’École des Arts Décoratif en tant qu’élève sculpteur ; ses travaux sur la nature, mais aussi sur la sculpture antique lui valent plusieurs distinctions, notamment la médaille d’or du Prix Charles Percier. Sa curiosité naturelle le pousse à s’intéresser à tout : on le voit au Louvre, à Cluny, au Jardin des Plantes, et il étudie l’anatomie à l’École de médecine. Admis au concours des Beaux-Arts en 1866, il fréquente le cours d’esthétique de Viollet-Leduc et de Taine. Il obtient de nombreux titres de reconnaissance ; en 1867, il est 2e Grand Prix de Rome. Il travaille quelques mois avec Georges Pull, qui cherche à retrouver les secrets de la faïence de Bernard Palissy, puis continue seul avec succès dans ce domaine. En 1869, il accepte un poste d’enseignant à l’École Professionnelle qui doit ouvrir à Reims, avec la possibilité de passer trois mois par an à Paris pour atteindre le 1er Prix de Rome.
Lorsque la guerre éclate, en 1870, son statut d’enseignant et de Prix de Rome lui évitent le service militaire. Les Allemands sont vainqueurs, ils sacrent Guillaume Ier empereur dans la Galerie des Glaces de Versailles et occupent Paris. L’insurrection de la Commune éclate en mars 1871 ; elle est impitoyablement réprimée en mai. Auguste Dujardin épouse le 5 août de cette année la peintre Edmonde Gérard, fille d’un officier français mis au service de la Russie. Il semble que le Prix de Rome lui échappe, suite à un décret qui en interdirait l'accès aux hommes mariés ; Dujardin afirma plus tard que cette mesure avait été promulguée pour l’évincer. Les événements politiques suspendent la construction de l’École Professionnelle et compromettent l’avenir de Dujardin à Reims. Il y travaille néanmoins à la basilique St-Rémi avec Viollet-Leduc. À ces difficultés professionnelles s’en ajoutent d’autres, d’ordre familial. Dujardin a besoin de repos et passe six mois en 1873 à Château-Rouge (arrondissement de Bouzonville), le village de sa famille maternelle. En 1874, Edmonde meurt en couches. Désepéré, Dujardin envisage de retourner à Paris mais il est fasciné par la cathédrale de Metz et horrifié par les aménagements néo-classiques du XVIIIe s. qui la défigurent. Le projet de retirer les arcades et le portail de Blondel est déjà en cours, mais les Allemands entreprennent de le réaliser. Ils découvrent les vestiges des sculptures gothiques du portail de la Vierge derrière une arcade. Sans faire état de ses nombreux diplômes, Auguste Dujardin se fait engager sur le chantier de restauration par l’architecte diocésain Paul Tornow. Il écrira : « Je me propose à l’architecte en chef mais sans dire qui je suis, que j’ai un talent quelconque, comme ouvrier sculpteur. En 76, on me laisse marcher tout seul. » Tous deux se lient d’amitié, voyagent ensemble pour faire des recherches en vue du portail qui remplacera celui de Blondel. Devenu l'adjoint de Tornow, Dujardin a son entière confiance pour rénover le portail de la Vierge et inventer le portail du Christ. Il dirige magistralement ces deux entreprises. Son atelier était « à l'ombre de la cathédrale, sur le promontoire en fer-à-cheval de la place St-Étienne »2. Secondé par une cinquantaine d'artisans, il restaure le portail de la Vierge entre 1880 et 1885 et élève le portail du Christ de 1898 à 1905. Nous avons déjà décrit le premier sur archeographe3 ; pour le second, Dujardin s'inspire du gothique champenois et crée un Jugement Dernier au tympan, encadré d'une une évocation du Paradis à gauche et de l'Enfer à droite. L'ensemble est accompagné d'une profusion de statues de prophètes et de sculptures mineures. Sur le côté sud de la cathédrale, le chevet de N.-D. du Carmel est pourvu d'un garde-corps ponctué de grandes statues d'anges ; cela permet d'harmoniser cette partie avec le Portail de la Vierge4. Entretemps, Dujardin réalise le décor sculpté de la nouvelle façade de Sainte-Ségolène en 1896-1898.
Auguste Dujardin a rendu sa splendeur à la cathédrale St-Étienne5. Il a réalisé une œuvre immense, pleine d’érudition et de finesse6. L’Empereur fut pleinement satisfait lors de l’inauguration du portail du Christ en 1903, d’autant plus peut-être que l’artiste avait donné ses traits au prophète Daniel. Toute l’Europe, y compris la France, reconnut le travail de Dujardin. Les Messins, par contre, le tinrent pour un simple imitateur et se méfiaient de ce Français qui s'était mis au service des Allemands. C'était méconnaître la profonde admiration qu'il éprouvait pour leur magnifique cathédrale, si tristement mutilée. A l’entrée de la guerre, en août 1914, Auguste Dujardin partit de Metz avec ses deux filles pour regagner le territoire français ; il mourra en 1921 près de Nancy. En 1919, dans le climat de patriotisme exacerbé qui embrase Metz au départ des Prussiens, on prétendit que Dujardin était un ancien Communard et qu'il avait fui Paris après l’insurrection. Ses détracteurs entendaient ainsi lui faire injure. Or, non seulement cela ne correspond guère à son caractère réservé, mais les historiens de la Commune ne trouvent aucune trace de lui dans leurs archives. Jacques Gandebeuf les a contactés à mainte reprise, toujours sans résultat. Je lui cède la parole pour conclure7. « Le coup du Communard est probablement une invention astucieuse des milieux messins de la presse et du clergé francophones pour le déconsidérer. La vraie raison de ce ragot empoisonné était politique. On a fait d’un artiste certes introverti, mais fin d’esprit, un dangereux déserteur en cavale. On a fait d’un érudit talentueux mais tolérant un ennemi de la société, ce qui suffisait alors à le rendre sulfureux, vu l’image qu’avait laissée la Commune de Paris dans une société lorraine peu portée sur les valeurs républicaines et soumise depuis plus d'un siècle aux vertus conjuguées du sabre et du goupillon, comme on disait à l’époque dans les milieux républicains. Les notables messins de 1919, après avoir rongé leur frein pendant 48 ans, étaient devenus allergiques à toute réconciliation. »

Dujardin ne fut pas le seul à servir le diocèse. L'église de l’Immaculée Conception, à Queuleu, devait visiblement recevoir une abondante décoration sculptée qui nous semble aujourdhui quelque peu curieuse : ainsi en façade, les serpents qui s'enroulent autour des colonnettes. Toutefois, le programme spirituel nous échappe en grande partie car l'église restait inachevée à la veille de la guerre et ne fut terminée qu'après 1918. L'élan du projet initial avait alors disparu. De nos jours, l'ensemble offre un aspect fort disparate d'autant plus frustrant que certains détails architecturaux de la période allemande sont d'une grande qualité : chapiteaux, larmiers, naissance de gouttière, encadrements... surprennent par la richesse de leur conception. On renonça d'ailleurs à sculpter plusieurs blocs qui, bien que déjà en place, restèrent simplement équarris.

  • 1. Et non à Metz comme je l'ai écrit dans la revue de Renaissance du Vieux Metz et des Pays Lorrains. Il n’est pas aisé de trouver des renseignements sur ce sculpteur : je dois les précisions qui me permettent de brosser ici sa carrière à l'article Dujardin ? connais pas... que Jacques Gandebeuf consacre à ce sculpteur son excellent site Moselle humiliée (http://mosellehumiliee.com). Je tiens à remercier M. Gandebeuf d'avoir accepté que j'y puise de quoi étoffer mon chapitre.
  • 2. J. Gandebeuf, op. cit.
  • 3. Cf ici-même l'article De l'arbre sec à l'arbre fleuri (http://archeographe.net/arbre-sec-arbre-fleuri).
  • 4. Ce garde-corps n'apparaît pas sur les représentations de la cathédrale avant l'intervention de Tornow et Dujardin. Le retrait des arcades de Blondel révéla sans doute un état fort abîmé à cet endroit de l'édifice.
  • 5. On peut penser toutefois qu’il eut été préférable de supprimer le portail classique et de rétablir le vitrage de la façade jusqu’au sol. Mais cela n’entrait pas dans la considérations de l’époque, et le mal avait déjà été fait par Blondel.
  • 6. Par exemple, au portail de la Vierge, Marie arbore le célèbre sourire de l’Ange de la cathédrale de Reims et la figure de la Synagogue rappelle celle de la cathédrale de Strasbourg. La délicatesse du travail de Dujardin est particulièrement sensible au portail de la Vierge, en particulier dans les Degrés de la Sagesse et les détails du décor floral.
  • 7. Cf. J. Gandebeuf, op. cit.