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Biens mal acquis profiteront toujours

archeographe s'intéresse au patrimoine et à l'histoire. Par essence même, il laisse de côté la politique et l'actualité car la vision de l'historien ne saurait s'exercer sur des faits contemporains. Ce dernier doit être détaché de son sujet pour être le moins partial possible. Nous devons pourtant rompre aujourd'hui avec ce paradigme car nous avons appris qu'une société privée organise des révoltes à seule fin de s'emparer de trésors archéologiques pour les revendre à de riches investisseurs.

En ces temps de crise, où même la pierre n'est plus une valeur refuge, il apparaît que les seuls investissements rentables à court et moyen termes soient les vestiges du passé1. « Malheureusement », l'offre reste limitée car ces trésors sont sanctuarisés dans des musées2. Les pays du Maghreb, par exemple, comptent beaucoup sur leurs musées pour attirer les touristes. La Tunisie fournit 340 000 emplois pour un total de 6,5% du PIB. Sans ses monuments et sans une collection muséale digne de ce nom, il ne restera au pays que des clubs de vacances bunkarisés pour touristes paresseux !

Il apparaît donc que la seule manière d'augmenter l'offre est de créer une instabilité politique propice à des mises à sac en règle. Le premier coup d'essai a eu lieu à Bagdad en 2009. En moins de 48 heures, les trente deux galeries du Musée Archéologique National d'Irak ont été « nettoyées » sous le nez des troupes américaines. Plusieurs archéologues irakiens ont pourtant demandé au commandement américain de protéger le musée du pillage. En vain ! On sait maintenant de source sûre que des hauts gradés de l'armée américaine étaient employés par des sociétés telles que la Werner & Ass. Cette société, comme nous le verrons plus loin, est un fournisseur très efficace pour ces nouveaux « collectionneurs ». Vive l'économie de marché !

Dans l'antiquité déjà !

C’est un domaine d’activité qui prospère depuis fort longtemps. En fait, depuis qu’il y a des collectionneurs d’art antique, et l’on en connaît déjà dans la Grèce du IVe s. av. J.-C. Les rois hellénistiques, les Ptolémées en particulier, et les riches Romains furent des collectionneurs acharnés. Il leur était bien sûr facile de s’approprier des œuvres d’art, mais ils avaient aussi des fournisseurs privés.

C’est surtout à la Renaissance que ce commerce prit son essor, avec le goût retrouvé de l’antique. Il acquit ses lettres de noblesses à cette époque, et c’était alors une occupation fort honorable. Mais elle comprenait aussi bien des aventuriers et des aigrefins. D’autant plus que la demande devint très importante à partir du XIXe s. L’expédition de Bonaparte en Egypte fut un moteur extraordinaire dans ce domaine. Les amateurs de curiosités sont alors de plus en plus nombreux, ils ont d’énormes moyens financiers à investir dans leur passion.

Il s’agissait d’œuvres originales, mais la demande devint si forte qu’elle fit fleurir partout des faussaires. Ils sont parfois très habiles et exercent leur activité jusqu’à imiter des objets de peu d’importance : à la fin du siècle, des imitations de tessons de céramique sigillée, mais aussi de petite sculpture de marbre, inondent ainsi tout le sud de l’Allemagne. L’égyptomanie incite ces ateliers de faussaires à produire de menus objets pharaoniques qui trompent même des spécialistes : nos musées, partout dans le monde, y compris les plus grands, ont dans leurs collections quantités d’ouchebtis ou de statues-cube d’une antiquité toute relative…

Au XIXe s., la recherche et le commerce d’antiquités occupent de nombreuses personnes de tout acabit3. La photographie permet l’extension de cette activité, et l’on assiste à la montée de véritables entreprises spécialisées, comme la compagnie Werner, Werner, Werner & Werner, l’une des plus importantes. Elle avait son siège à Philadelphie et, en rachetant plusieurs de ses concurrents, elle finit par former un véritable conglomérat. Elle prit en 1908 le nom de Werner & Ass.

La Sté Werner & Ass. constitua, grâce à la photographie, un véritable catalogue des objets antiques qu’elle proposait (Information obtenue dans Anon. Ma vie, mon œuvre. Philadelphie: Forest Books; 1912.). Ce catalogue, d’abord publié deux fois par an, fut rapidement mis à jour chaque trimestre. L’échantillon des œuvres proposées est essentiellement gréco-romain et égyptien. Il comprend aussi bien des vases et des figurines en terre cuite que des statues et des éléments d’architecture en marbre ou des objets en bronze. Sa diffusion est exclusivement réservée à des collectionneurs fortunés, mais les musées, en ces temps où peu de vérifications sont exercées sur la gestion de leur budget, n'hésitent pas à y avoir recours pour compléter leurs collections.

Les archives de la Sté Werner & Ass. montrent comment la Première Guerre Mondiale permit de l’étoffer considérablement. Werner & Ass. pille littéralement les pays dévastés par le conflit. Les pages de son catalogue proposent à présent quantité de sculptures romanes et gothiques arrachées à des monuments endommagés ou non. Les représentants de Werner & Ass. ne se font pas scrupule d'approcher des militaires gradés, des fonctionnaires, voire de simples particuliers ; ils paient bien les œuvres qu’ils acquièrent auprès de ces fournisseurs occasionnels ou réguliers, suffisamment du moins pour entretenir ce commerce douteux. Werner & Ass. sait pertinemment en effet qu’elle n’aura aucun mal à revendre très cher. Ses clients sont richissimes et peu leur importe l'origine des œuvres.

Le premier tiers du XXe s. voit le goût se modifier et émerger un intérêt nouveau pour l'art de civilisations jusque là méconnues, les arts nègre, polynésien et précolombien en particulier. Les activités de Werner & Ass. et de ses concurrents s’étendent encore. Ces gens profitent des régimes fantoches d’Amérique du Sud pour obtenir des objets antiques, et vont jusqu’à financer la dévastation de sites essentiels. En Afrique, ils profitent de fonctionnaires véreux pour acquérir objets et masques, mais se fournissent aussi auprès de missionnaires qui voient là l’occasion d’éradiquer les superstitions. Avec un certain cynisme, les archives de Werner & Ass. se font l'écho de ces transactions fructueuses avec les responsables des colonies.

La seconde Guerre Mondiale devait accroître les immenses profits de ces sociétés. Le pillage est bien plus facile que durant la Première Guerre, il couvre des zones géographiques plus vastes encore, et profite de manière éhontée de la panique et de la peur des populations. Mais le commerce privé des œuvres d’art antique se trouve confronté à la rapacité des hauts dignitaires nazis et doit souvent transiger avec eux.

Après la Seconde Guerre Mondiale, ce commerce ne fut plus si ouvertement possible. On était avide de transparence et de probité4. Mais il ne cessa pas pour autant ! Il continua en sous-main à soudoyer employés et fonctionnaires des musées pour organiser le vol d'œuvres repérées par les collectionneurs : le Musée d'Anthropologie de Mexico vit ainsi disparaître des objets exceptionnels. Toutefois, travailler à la commande n'était pas assez rentable et les sociétés comme la Werner & Ass. envisagèrent de nouveaux modes d'acquisition. La multiplications des conflits de par le monde leur permit de revenir à des pratiques douteuses, mais fort juteuses, selon le principe que les belligérants sont prêts à tout pour se procurer des armes. Un des meilleurs exemples est le pillage des antiquités du Cambodge, que la Werner & Ass. put pratiquer, moyennant finances, grâce à sa collusion avec les khmers rouge de Pol Pot. Une société concurrente agit de la même façon avec les talibans afghans, et organisa le pillage du musée de Kaboul et des sites antiques du pays5. On peut aussi mentionner le cas de l'Albanie : à la mort du dictateur maoïste Enver Hoxha, en 1985, ce pays avait le plus bas niveau de vie au monde, et il fut facile de démanteler les sites grecs albanais, d'en retirer les statues et d'en arracher les mosaïques pour des mises de fonds dérisoires.

Et maintenant...

Aujourd'hui, le web donne à la Werner & Ass. et à ses semblables une puissance d'action sans précédent. Beaucoup s'étonnent de la subite flambée de « révolutions » dans le monde arabe. L'explication en est simple : la plupart de ces sociétés de commerce d'antiquités détournées opèrent à partir du Panama, où elles ont ouvert des sites Internet. Elles se servent des réseaux sociaux du web pour manipuler des foules sous prétexte de « libération » et de « démocratie ». Elles fomentent des troubles à la faveur desquels il leur est aisé de soudoyer des aventuriers et le personnel des musées pour s'approprier de nombreuses œuvres d'art antiques. On a ainsi appris avec stupéfaction que le Musée du Caire avait été pillé et que de nombreuses pièces y avaient été dérobées, notamment des objets de la tombe de Thoutankhamon

La Tunisie, l’Egypte, la Lybie… l’intérêt d'une instabilité politique y est facile à comprendre dans l'optique de sociétés telles que la Werner & Ass. Mais pourquoi Bahrein ? On pourrait penser que les intrigues et les manigances de nos marchands d’art volé dérapent : les réseaux sociaux d’Internet, s’ils permettent de mettre en branle des milliers de manifestants, sont aussi difficilement contrôlables. Mais on l'a sans doute compris, ce ne sont pas les scrupules qui étouffent ces commerçants peu recommandables, ils n'ont cure des dégâts que leur action peut causer sur les populations.

Dans le cas de Bahrein, cependant, il n’en est rien. Au contraire, il s'agit d'une opération mûrement réfléchie, quoique tortueuse. En effet, de grands musées, comme le Louvre et le British Museum, cherchent à se délocaliser dans des pays riches du Moyen Orient. Les Emirats Arabes, en particulier, sont très demandeurs car cela s’ajoute aux réalisations luxueuses, parfois délirantes, qu’ils entreprennent pour préparer les temps de l’après-pétrole. Les grands musées vont ainsi y présenter une partie de leurs collections dans de nouvelles constructions dont on vante déjà l'architecture audacieuse. Et, alors qu’en Occident ces collections restaient intouchables dans des bâtiments bien surveillés, elles vont enfin devenir accessibles dans ces nouvelles antennes où les normes de surveillance seront moins strictes et où le personnel sera facile à corrompre.

Poisson d'avil 2011 !

  • 1. Le marché de l'art contemporain a au contraire subi une très forte baisse (de l'ordre de 20%).
  • 2. Quand les prix augmentent, les vendeurs sont moins enclins à vendre et les acheteurs plus désireux d'acheter. Ce phénomène est nommé « effet Veblen ».
  • 3. Il faut distinguer, bien sûr, les achats ou les récupérations que font les États pour leurs musées. Le Louvre, le British Museum, le Metropolitan Museum et les musées d’Allemagne et d’Autriche ont pratiqué une politique d’acquisition qui a permis de sauver d’innombrables œuvres antiques. Sans eux, en dépit des protestations actuelles des pays concernés, les sculptures du Parthénon aurait été brûlées pour en faire du plâtre. N’est-ce pas le sort qu’ont connu les statues et les monuments de marbre de Délos, qui en était couverte ?
  • 4. Il faut par exemple citer Georges Poisson. Il a mené de nombreuses campagnes de préservation du patrimoine dont le sauvetage du château de Monte-Cristo.
  • 5. Au point qu'on ne saurait aujourd'hui retrouver la situation exacte d'Aï Kanoum, une ville grecque que fouillait depuis de longues années le CNRS français.

Référence à citer

Emmanuel Pierrez, Marc Heilig, Biens mal acquis profiteront toujours, archeographe, 2011. http://archeographe.net/biens_mal_acquis_profiteront_toujours