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Le travail

Le chapelet et son étui fabriqués par Mme Klinger. Nous allions travailler dans un grand bâtiment situé à l'arrière, où l'on réparait les uniformes allemands1. C'était tout ce qu'on y faisait. J'y travaillai trois ou quatre semaines. Là, avec du fil réservé aux uniformes, je confectionnai un chapelet et une petite pochette pour l'y ranger. Je devais les cacher. Je n'ose imaginer le sort qu'on m'aurait fait si l'on s'était rendu compte que je détournais, aussi peu que ce fût, des fournitures réservées à l'armée. Pendant mon séjour, on a emmené deux ou trois jeunes femmes, et le bruit courait qu'on les avait conduites au Struthof et qu'on les y avait gazées2.

Les baraques ne servaient qu'au couchage et aux toilettes. Les couchettes étaient disposées par trois superposées. On nous faisait lever vers 5 h. Nous devions nous aligner dans le couloir de la baraque et les militaires faisaient l'appel. On nous donnait alors un morceau de pain, que nous devions faire durer toute la journée. Il était moisi et provenait sans doute de ce qui revenait des troupes. Puis on nous conduisait au grand bâtiment, où nous travaillions jusqu'au repas de midi, que nous prenions sur notre lieu de travail. Nous n'avions droit qu'à un bout de fromage ou de saucisse. Il y avait souvent des vers dans le fromage, mais nous avions faim et moi, j'étais enceinte. Nous reprenions ensuite notre travail durant l'après-midi. Le soir, on nous donnait pour souper une louche de soupe dans laquelle on avait cuit la viande d'animaux morts dans les environs3. Le matin et dans le courant de l'après-midi, Marie-Louise Lehmann venait nous dire que nous pouvions aller aux toilettes sous sa garde, dans un autre bâtiment. C'était une Alsacienne, une grande femme blonde. Le cabinet n'avait pas de porte, et nous y entrions à tour de rôle, sous l'œil vigilant de cette femme, qui restait dehors.Chaque semaine, nous allions aux douches dans une autre baraque. La première fois que je m'y rendis, en compagnie d'une quinzaine de prisonnières, on nous fit nous déshabiller dans l'entrée et on nous donna un petit morceau de savon. On nous conduisit dans une salle et on nous fit descendre dans un bassin. Des pommes de douches sortaient du plafond. Quand nous fûmes en dessous, on a fait fonctionner les douches. Mais je me souviens de mon épouvante car, avant que l'eau ne coule, de la vapeur est d'abord sortie, et j'ai cru qu'on allait nous gazer. Après la douche, nous sommes allées nous rhabiller, sans pouvoir nous sécher. Heureusement, c'était l'été.

 
Au camp de Vorbruck étaient internés les récalcitrants au régime nazi. On ne tarda pas, cependant, à y enfermer aussi des condamnés de droit commun, des asociaux, des clochards, des prostituées et, les deux dernières années, des prisonniers étrangers. Dans cette population hétéroclite, chacun se distinguait par un petit morceau de tissu cousu sur son vêtement : rectangle rouge pour les résistants et les politiques, rectangle vert pour ceux qui avaient passé la frontière illégalement, carré jaune pour les étrangers, carré bleu pour les asociaux, les prêtres, les homosexuels, les prostituées.
Le livre sur le camp ne mentionne pas la présence d'Israélites à Vorbruck, comme le dit Mme Klinger, et attribue la couleur jaune à une autre catégorie. Puisque les nazis contraignaient les Juifs à porter une étoile jaune dans la vie courante, les détenus ont vraisemblablement pensé que ceux qui avaient cette couleur dans le camp appartenaient à cette communauté.
Environ 25 000 personnes passèrent par ce camp. Certains tentèrent de s'évader mais très peu réussirent. Par contre, les dirigeants du camp se sont servi d'évasions simulées ou forcées pour se débarrasser de détenus encombrants.


Le matricule de Mme Klinger et son carreau de tissu vert (revers).

  • 1. 13 sur le plan.
  • 2. On ne gardait pas de femmes au Struthof.
  • 3. Les gens du pays étaient contraints de remettre leurs animaux crevés aux autorités du camp.

Référence à citer

Marthe Klinger, Marthe Klinger. Camp de Vorbruck, Matricule 48, Bâtiment 14., archeographe, 2007. http://archeographe.net/Marthe-Klinger-Camp-de-Vorbruck