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De l'antiquité des rillettes
Publié le 01 avril 2007
Lorsqu’en 2005 l’entreprise Rousseau, spécialiste de la fabrication et de la commercialisation de rillettes de la Sarthe, entreprit de construire une extension de ses laboratoires, elle fit d’abord appel à la DRAC de la région pour une évaluation archéologique du terrain. Cette société est en effet implantée à Allonnes, faubourg du Mans dont l’antiquité est connue depuis longtemps : non loin des bâtiments industriels se trouve le spectaculaire sanctuaire, et les collections installées à la mairie témoignent de la grandeur antique du site.
Les sondages conduisirent rapidement à l’idée que des fouilles s’avéraient indispensables. Elles donnèrent des résultats inattendus, et la Société Rousseau fut récompensée de l’intérêt qu’elle a pris à cette étude. A cet endroit, en effet, on avait fabriqué de la charcuterie dès l’Antiquité. Les deux bâtiments dont on a retrouvé les fondations, et parfois une hauteur de mur jusqu’à 0,73 m, laissent supposer une production quasi industrielle. Alignés sur une voie au sud, ils sont parallèles et situés de part et d’autre d’un large terrain libre de toute construction. Cette zone, C sur le plan, n’a jamais été perturbée ; sans doute faut-il y voir une pâture. On compte une quinzaine de mètres entre les bâtiments A et B. La zone explorée est cependant trop restreinte pour qu’on puisse voir dans cette régularité un quadrillage urbain, d’autant plus qu’un bâtiment à hypocauste1, à l’ouest du bâtiment A, rompt avec cet alignement.
Le Bâtiment A
Les fouilles n’ont pas dégagé toute l’étendue de ce bâtiment A, le plus grand des deux, mais suffisamment pour en définir le plan, fort simple au demeurant. Il s’agit d’un rectangle de 17,27 m sur 9,42 m., divisé en deux parties par un mur épais percé d’un passage qui les met en relation. L’édifice a deux larges entrées. L’une est sur ce qui semble être la façade et correspond au plus vaste espace2. L’autre, sur un des longs côtés, donne accès à la salle isolée3, au fond du bâtiment, où l’on a dégagé de grandes quantités d’ossements de porc, mais aussi les restes très oxydés d’outils en fer : diverses sortes couteaux, anneaux, crochets, ainsi qu’une masse parallélépipédique percée d’un trou carré en son milieu.
Les aménagements intérieurs de la grande salle sont plus complexes. Ils révèlent, le long du mur ouest, huit grandes cuves maçonnées qui durent servir à la cuisson. Le fond, percé de trous, doit être compris comme une sole de four. Cela donne à penser que l’on ne cuisait pas directement dans ces cuves, mais plutôt dans de larges chaudrons qu’on y plaçait.
Elles sont en effet installées au dessus de fosses où l’on pouvait entretenir un feu prolongé et fourni car elles sont profondes et pourvues d’une ouverture par laquelle on retirait les cendres. La chaleur excédentaire n’était pas perdue. Des conduits la dirigeaient vers le sous-sol d’un vaste espace à hypocauste appartenant à un troisième bâtiment (D), accolé à l’ouest.
Les trouvailles faites dans cette partie comprennent des ustensiles de cuisine (écumoires, louches, passoires…) et de nombreux tessons d’une céramique de grès rose. On a pu distinguer deux formes, un pot et une jatte, déclinées en trois tailles au moins. Les pots4 sont d’une pâte fine recouverte d’une simple couche d’engobe ; les jattes5, par contre, sont ornées d’un bandeau rouge foncé sous le rebord.
Le responsable de la fouille, Pierre Macé, originaire de la région, explique que ces pots en pâte de grès étaient encore utilisés dans le milieu des années 50 pour conserver les rillettes de porc. Le matériau poreux dont ils sont faits se prête parfaitement à cette destination car la graisse encore chaude du produit qu’on y verse pénètre dans l’épaisseur de la terre cuite et, en refroidissant, constitue une excellente protection. Ce procédé était complété par une couverture de saindoux plus ou moins épaisse répandue en surface. Avec amusement, et nous ne résistons pas à relater ce trait pittoresque, Pierre Macé raconte que lorsqu’il était enfant, sa grand-mère conservait les rillettes dans des pots fort semblables à ceux retirés du sous-sol d’Allonnes. Lorsqu’on entamait un pot, les premières tartines étaient recouvertes de saindoux, avant qu’on atteigne les délicieuses rillettes.
Pour préparer des rillettes, il faut un choix de tous les morceaux de porc, gras et maigre, y compris du jambon ; des os des morceaux qui en comportent ; 10 g de sel par livre de viande. La préparation nécessite 45 mn environ, et la cuisson 4h 30 environ. Désossez et dégraissez les morceaux de porc ; concassez légèrement les os ; coupez le maigre de porc en lanières, dans le sens du fil de la viande. Passez le gras au broyeur (grosse grille) et mettez-le dans une marmite à fond épais (les marmites en fonte sont les meilleures). Disposez sur le hachis de gras les os concassés, puis, par dessus, les lanières de viande ; salez ; couvrez la marmite et mettez à feu doux. Quand l'ébullition a commencé, comptez environ 4h de cuisson, sans découvrir la marmite ni remuer les viandes : la graisse qui se trouve au fond empêche celles-ci d'attacher. Quand la viande est cuite (celle qui est restée sur les os s'en détache d'elle-même), découvrez la marmite et augmentez le feu. Retirer les os et remuez sans arrêt jusqu'à la fin de la cuisson. Celle-ci est complète quand toute l'humidité s'est évaporée. Versez les rillettes dans des pots de terre de grès, en veillant à bien mélanger le gras et le maigre. Laissez refroidir. Une légère couche de gras se forme au dessus de chaque pot. Au besoin, coulez une couche de saindoux. Couvrez. Ces pots peuvent se conserver plusieurs mois dans un endroit frais et sec.
Le Bâtiment B
Le second bâtiment fouillé, lui aussi un rectangulaire, est plus petit (15,60 m sur 8,42 m). Il comprenait un étage, dont on a retrouvé des bois calcinés provenant des planchers et une belle lampe à huile intacte6. Il fut en effet détruit par un violent incendie.
Sa construction semble avoir été assez soignée, si l’on en juge par les quelques éléments de décor architectural que la fouille à livrés : quelques moulures en calcaire et un chapiteau de fenêtre orné de façon plutôt composite7.
L’édifice s’ouvrait au sud par un porche qui, après une sorte de vestibule8, donnait sur un vaste espace9. On y retrouva des tessons de vases semblables à ceux du bâtiment A, mais aussi de nombreux fragments de sigillée qui, tous, appartiennent à une forme de jatte DRAG 31. Sans doute une partie de la production était-elle destinée à une clientèle aisée, et conditionnée dans ces vases plus luxueux.
Une cloison de briques crues délimite un espace carré dans l’angle sud-ouest (5,24 m de côté)10. Il est vraisemblable qu’on se trouve en présence d’une salle d’archives car le remblai archéologique était truffé de sceaux d’argile ; l’incendie qui détruisit le site les a cuits alors alors même qu’il consumait les parchemins qu’ils cachetaient. Tous les sceaux proviennent d’une matrice qui représente une tête de porc stylisée, présentée de face à l’intérieur d’une couronne de laurier.
L’hypothèse de la destination de cette salle est confortée par des fragments d’inscriptions en marbre. Bien que le travail de reconstitution ne soit pas encore terminé, on sait qu’une partie au moins concerne des contrats commerciaux. L’utilisation du marbre fait penser qu’ils étaient particulièrement importants. L’un d’eux a retenu l’attention des archéologues. Il porte l’inscription
(…)CIMO T F OFF VIN CEN SALL(…) POM CL (…) MENS
Ce texte fragmentaire, difficile à interpréter, ne paraît pas connaître d’équivalent épigraphique. Le début devait être le nom d’un personnage, peut-être Docimus (...CIMO), fils de Titus (T F), propriétaire d’une fabrique (OFF) à Vindinium Cenomanorum (VIN CEN), le nom antique du Mans. Ensuite vient le nom d’un autre personnage, malheureusement incomplet.
Or Tacite11 rapporte le nom d’un certain Sallustius. Officier de l’armée romaine, il appartenait au détachement qui gardait le trésor de Jublains lors de la révolte de Julius Sacrovir en 21 ap. J.-C et participa à des manœuvres de dissuasion dans la région. Selon l’historien, qui cite ce cas comme un exemple des bonnes relations entre Gaulois et Romains, Sallustius, après avoir quitté l’armée, revint en Italie et s’installa à Pompéi. Il y tenait une taverne où l’on servait des charcuteries et des cochonnailles gauloises. On sait qu’elles étaient très appréciées des gourmets romains.
La coïncidence est si forte qu’elle autorise vraisemblablement le rapprochement avec notre site d’Allonnes. C’est peut-être à la lumière du texte de Tacite que l’on doit déchiffrer la suite de notre inscription. On y lirait alors le nom de Sallustius (SALL) et celui de Pompéi (POM). La fin, dont les caractères laissent un vide avec ce qui précède, pourrait désigner une quantité : cent cinquante (CL) pots ou jattes par mois (MENS).
En résumé, l’inscription, rapprochée des installations industrielles du Bâtiment A, établirait que la fabrique de Docimus (?), fils de Titus, à Vindinium Cenomanorum, s’engageait à livrer à Sallustius, à Pompéi, 150 pots (ou jattes) par mois. Cela représentait certainement un contrat important pour un artisan de l’ouest de la Gaule. Mais c’est aussi l’affirmation de relations commerciales entretenues depuis longtemps entre la Gaule et l’Italie, sans doute avant même la venue de César. Nous avons beaucoup à redécouvrir sur la civilisation gauloise. En l’occurrence, nous ignorons tout des conditions d’acheminement et de transport, voire de stockage dans des entrepôts de grossistes. Le site d’Allonnes illustre bien la nécessité des travaux de certains scientifiques actuels qui cherchent à balayer les clichés et proposent une image nouvelle et surprenante de la Gaule et de ses habitants12.
Sans pousser outre mesure une interprétation que les prochaines fouilles ne manqueront pas d’étayer, on peut déjà tirer quelques conclusions. Si notre Sall… est bien le Sallustius dont parle Tacite, le site peut être daté de la période julio-claudienne. Une date aussi haute nous induit à revoir le processus de romanisation de la Gaule. Il semble qu’elle ait commencé très rapidement après les conquêtes de César, peut-être même dans les dernières décennies de La Tène, et que les marques architecturales de Rome se soient d’abord mêlées à celles de la Gaule ; les noms, déjà latins, des partenaires gaulois de notre inscription sont très révélateurs à cet égard. Cela se trouve d’ailleurs confirmé par les stratigraphies que l’on rencontre dans la plupart des villes gallo-romaines : sous le règne de Trajan, la plupart de ces cités abandonnèrent l’aspect hétéroclite qu’elles avaient pris jusqu'alors et profitèrent du bon vouloir de l’État pour se reconstruire à la romaine.
- 1. D sur le plan. On ne sait pas encore s’il s’agit de thermes, comme on peut le supposer, car ce terrain, qui appartient aussi aux établissements Rousseau, est en dehors de l’emprise du chantier. Une seconde phase de fouilles est dès à présent planifiée sur toute la zone de la propriété encore en friches ; elle sera entièrement prise en charge par la société, qui prévoit de conserver une partie des vestiges et d’aménager un petit musée.
- 2. 1 sur le plan
- 3. 2 sur le plan. Cette salle fait environ un quart de la surface totale.
- 4. Hauteur : 8,3 cm ; diamètre à la lèvre : 8,9 cm ; diamètre du pied : 6,5 cm.
- 5. Hauteur : 9,4 cm ; diamètre à la lèvre : 22,3cm ; diamètre du pied : 12,4 cm.
- 6. Longueur : 12,2 cm.
- 7. Hauteur : 35,3 cm ; longueur : 22,3 cm ; épaisseur : 12,6 cm.
- 8. 1 sur le plan.
- 9. 2 sur le plan.
- 10. 3 sur le plan.
- 11. Annales, V, XV.
- 12. Nous recommandons la lecture des ouvrages scientifiques de Christian Goudineau, mais aussi des deux romans qu'il a publiés, Le voyage de Marcus et, tout récemment, L'enquête de Lucius Valerius Priscus dont l'action se passe à l'époque de Tibère.