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Attiques déliens

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Nous commençons par un article que René Vallois publia en 1912 dans les Comptes rendus de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres1.

Les architectes modernes donnent le nom d’attique à un ordre de faible hauteur placé dans la partie supérieure d’un édifice. Pline appelle les colonnes de section carrée columnae atticae2. La suite de cet article montrera que les Grecs de l’époque hellénistique ont superposé fréquemment à l’ordre principal un second ordre composé uniquement de supports de section quadrangulaire et sensiblement moins élevé que le premier.

Ces supports étaient connus, comme les antes, sous le nom de parastades3. Ils ressemblent, en effet, à des antes détachées du mur. Ils sont composés d’un fût lisse et d’un chapiteau orné, suivant le cas, d’un kymation dorique ou ionique ; ils se dressent directement sur le stylobate ou sur l’assise qui en tient lieu, sans intervention de base moulurée. Parfois l’ordre à parastades n’est pas superposé, mais simplement juxtaposé à l’ordre principal, et l’on sait par l’exemple du monument de Thrasyllos qu’il peut aussi être employé seul. Je lui conserverai dans ses diverses applications le nom d’attique.

Doit-on, comme ce terme semble l’impliquer, en attribuer l’invention, ou tout au moins la vulgarisation, aux Athéniens4 ? Je ne crois pas, en tout cas, à en juger par les stoai à deux étages d’Athènes (stoa d’Attale et stoa de l’Asclepeion), dont l’ordre supérieur était composé de colonnes elliptiques ou circulaires, qu’il ait obtenu dans cette ville un succès aussi exclusif qu’à Délos.

Toutes les observations qui précèdent sont fondées sur l’étude des édifices de l’île sainte. Grâce aux fouilles entretenues par la générosité de M. le duc de Loubat, on peut aujourd’hui esquisser l’histoire locale des attiques déliens pendant deux siècles.

Il faut distinguer deux types. Dans l’un, que j’appellerai l’attique rectangulaire, les parastades courantes ont une section oblongue, dont le côté le plus large est placé en profondeur ; seules les parastades d’angle sont, par nécessité, carrées. Dans l’autre, l’attique carré, tous les supports indifféremment ont quatre faces égales.

A la première catégorie appartiennent les attiques qui formaient la colonnade à l’étage de deux grands portiques, la stoa coudée de l’Agora, et la stoa tétragone des Italiens. Les témoignages épigraphiques permettent de placer la construction de la stoa coudée vers le milieu de la première moitié du IIe siècle av. J.-C.5. Ces conclusions s’accordent avec les indices tirés de la technique. On se rendra compte par la figure ci-jointe (fig. 1) de la manière dont les deux ordres sont superposés. Voici les dimensions principales de l’ordre inférieur, dorique : hauteur totale, 4m 775 environ (colonne, 3m 85 +/- ; entablement, 0m 925) ; largeur moyenne des travées, 2m 05. Les poutres reposaient directement sur l’épistyle, le plancher affleurant au bord supérieur de la corniche. Sur l’assise horizontale formée par celle-ci se dressaient sans intermédiaire les parastades ioniques, placées dans l’axe des colonnes (hauteur, chapiteau compris, 2m 735 ; section du fût à la base, 0m 33 x 0m 51). Elles étaient reliées par une balustrade haute de 1 mètre. L’entablement à denticules (hauteur, 0m 885) comprend une frise lisse (hauteur, 0m 255), moins élevée que l’épistyle (hauteur, 0m 328). La hauteur totale de l’attique était de 3m 62.

La figure 2 donne l’élévation d’une travée de la Stoa des Italiens. Il résulte des inscriptions dédicatoires que ce monument à été bâti dans les dix dernières années du IIe siècle av. J.-C.6. Le travail, souvent pauvre ou négligé, fait un singulier contraste avec celui de l’édifice précédent. Le parement postérieur de l’attique ne porte pas de moulures. Celles des chapiteaux sont arrêtées sur les faces latérales à 0m 20 environ du parement antérieur ; la suite en a été laissée à l’état de simple épannelage. Enfin, un bandeau saillant tient la place des denticules. Il reste évident malgré tout que la façade de la stoa tétragone a été copiée sur celle du portique coudé. Les ordres sont, dans le nouvel édifice, superposés de la même manière que dans l’ancien ; ils y ont presque les mêmes dimensions : hauteur de l’ordre dorique, 5m 08 environ (colonne, 4m 15 +/- ; entablement, 0m 935) ; hauteur de l’attique, 3m 76 environ (parastades, 2m 86 +/- ; entablement, 0m 905) ; largeur moyenne des travées, 2m 105. Mais les proportions sont un peu plus grêles. On s’en rendra compte par le tableau suivant, établi en prenant pour unité de mesure la largeur des parastades à la base (0m 33 dans le portique coudé, 0m 32 environ dans la stoa des Italiens) :

  Agora. Stoa des Italiens.
Haut. de l’ordre dorique      
14 1/2 15 7/8
Haut. de l’attique 11 11 3/4
Larg. des travées 6 1/4 6 5/8

Il n’est pas sans intérêt de trouver un emploi de l’attique tout différent de celui qui précède dans un monument qui, par la technique, appartient à la première moitié du IIIe siècle av. J.-C., le temple des taureaux7. Une sorte de lanterneau, composé de parastades ioniques, se dressait de trois côtés, sur l’entablement des murs extérieurs, au pourtour de la salle Nord. Il était porté au Sud par deux poutres de marbre rampantes, arc-boutées à leur sommet et dont l’extrémité inférieure reposait sur deux épistyles jetés de part et d’autre entre les murs et les pilastres à protomes de taureaux. Au dessous de ce lanterneau, dont la fig. 3 reproduit un détail, l’entablement dorique occupait, par exception, toute la profondeur du mur ; la face postérieure en est parée. Le larmier est doublé de fausses tuiles sur lesquelles s’adaptaient de faux couvre-joints à antéfixes. Une assise de parpaings placée sur la corniche, et de même épaisseur qu’elle (0m 33), servait de stylobate aux parastades.

Celles-ci ont la même forme, et, au moins quant à la section du fût (0m 355 x 0m 54), les mêmes proportions que dans le portique coudé. L’aspect du chapiteau est presque identique. Les dissemblances s’expliquent assez par le caractère différent des deux monuments. Ainsi dans l’attique du temple, l’entrecolonnement, plus étroit (1m 83), est imposé par l’ordre dorique, lequel, conformément à l’esthétique des monuments religieux, ne comprend qu’un triglyphe entier par travée, et la frise ionique, plus haute (0m 49) que l’épistyle (0m 44), est ornée de bas-reliefs. Mais cet attique paraît bien, au total, avoir été le prototype de celui du portique coudé.

Il faut encore noter que l’entablement inférieur du temple reposait, de chaque côté de la salle médiane, sur une rangée ininterrompue de parastades doriques, reliées, tantôt par des cloisons pleines, tantôt par des fenêtres à meneaux. J’ai constaté la présence de fenêtres analogues entre les colonnes du prodomos et entre les supports du lanterneau. La composition générale de l’édifice, qui peut sembler à première vue complexe et singulière, porte en fait la marque d’une intime unité. Les deux attiques se font réciproquement équilibre et gardent, malgré les différences d’étendue et de disposition, la même et unique fonction utile, qui est d’éclairer les salles qu’ils entourent8 Peut-être est-ce là le rôle primitif de cet ordre, au moins à Délos, et ne faut-il pas attribuer au simple hasard le fait qu’on ne le rencontre que cinquante ou cent ans après dans celui d’une véritable colonnade9.

La transformation ne s’est pas faite d’un seul coup. Elle s’annonce dès le milieu du IIIe siècle, dans un monument d’architecture privée, le péristyle de la maison « de Kerdon10 ». la galerie supérieure en était, comme celle des portiques, composée de parastades rectangulaires, reposant directement sur la corniche (elles sont ici taillées dans du tuf et couronnées de chapiteaux doriques en marbre). Mais une cloison fermait les entrecolonnements sur la plus grande partie de leur hauteur ; peut-être même atteignait-elle jusqu’au niveau de l’épistyle, et était-elle, en ce cas, percée de fenêtres. Par ce dernier trait l’attique de la maison « de Kerdon » se rapproche de celui du temple. Les deux monuments sont voisins, et on ne peut guère douter qu’il n’y ait eu imitation de l’un à l’autre. L’exemple n’a pas dû rester stérile ; et si l’on exhume jamais d’autres habitations riches aussi anciennes que la maison « de Kerdon », on y rencontrera sans doute une utilisation analogue de la parastade rectangulaire11.

L’attique carré paraît, à Délos, plus récent et plus rare. On a découvert dans quelques maisons du IIe siècle où l’ordonnance de la cour était aréostyle, et en particulier dans celle du Dionysos, plusieurs chapiteaux répondant à ce type. Mais c’est, comme pour le précédent, dans la construction d’un lanterneau, qu’on en rencontre la première application. Il suit, en effet, d’une découverte récente, que le lanterneau dont M. Leroux a établi par déduction la présence sur le toit de la Salle hypostyle12 était composé de huit parastades carrées en marbre, couronnées de chapiteaux ioniques d’un profil vigoureux et implantées à même sur l’abaque des huit colonnes centrales. La distance entre axes de ces parastades est, comme celle des colonnes, de 5m 50 ; leur largeur maxima, de 0m 44 seulement. Cet exemple confirme le lien indiqué plus haut entre les supports quadrangulaires à faces égales et l’ordonnance aréostyle. Il laisse entrevoir dans l’emploi de l’attique carré l’évolution que j’ai déjà signalée à propos de l’attique rectangulaire.

Elle s’explique aisément. L’attique est plus souple que la colonnade. Il permet d’obtenir, sur un plan donné, des baies à la fois moins hautes et plus larges, sans enfreindre les lois de la modulation. La hauteur effective des parastades de la Salle hypostyle n’excédait pas 3m 35. La largeur de l’épistyle était de 0m 47. Le calcul montre que, pour un entablement égal, des colonnes ioniques n’auraient pas eu moins de 4 mètres de haut. la latitude est plus grande encore avec les parastades de section oblongue. En effet, on l’a vu par l’exemple du portique de l’agora, il peut y avoir une relation modulaire normale entre leur hauteur et leur largeur d’une part (2m 735 : 0m 33 = 81 / 4), et, de l’autre, entre leur profondeur et les dimensions de l’entablement. Des colonnes n’offriraient pas les mêmes facilités. L’aspect de la Stoa d’Attale à Pergame fera saisir, par contraste, le dessein de l’architecte délien, ou du premier qui songea à généraliser l’emploi de l’attique en le détournant de ses origines.

Comme l’ante, la parastade n’est qu’une portion de mur mise en relief et dotée d’un couronnement. Elle prend d’abord timidement place entre deux antes, à titre de jambage unique ou double, ou bien elle recoupe une fenêtre à la manière d’un meneau. Dans le groupe de fenêtres composées en édicule qui constitue le lanterneau, l’attique s’affranchit et se prépare au rôle de péristasis et de colonnade d’étage. On peut suivre à Délos même toutes les phases de cette évolution. Mais l’état de mes recherches ne m’a permis d’en signaler avec quelques détails que les deux étapes les plus marquantes.

 

  • 1. VALLOIS René, Attiques déliens, in Comptes rendus de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1912, p. 105-115.
  • 2. Plin., H. N., XXXVI, 23, 56.
  • 3. Cf B. C. H., XXXII, p. 83, n° 21, l. 19 ; ibid., p. 285. Je ne crois pas que les parastades de l’υπολαμπας aient été en bois : l’entrepreneur, Ctésiphon, est un marbrier. Au reste, l’identification proposée par M. G. Leroux (Explor. Arch. de Délos, II, pa. 51) de la στοα η προς τωι Ποσιδειωι avec la Salle hypostyle paraît de plus en plus vraisemblable.
  • 4. La façade de la cella du temple d’Athéna Niké est formée d’un attique ionique. M. Courby a reconnu un emploi analogue de l’attique dorique dans le pronaos du temple des Athéniens à Délos. Cf Comptes rendus, 1908, p. 179.
  • 5. Communication de M. P. Roussel. - M. G. Leroux a le premier noté la présence d’un attique à l’étage du portique coudé.
  • 6. Communication de M. J. Hatzfeld. - L’ordre dorique de la stoa et l’entablement ionique ont été reconstitués par M. J. Replat et M. J. Pâris.
  • 7. Cf. Homolle, B. C. H., VIII, p. 417 et suiv., pl. XIX.
  • 8. On trouve un emploi analogue de l’attique dans un monument contemporain du temple des taureaux, l’édifice circulaire de Samothrace dédié par Arsinoé. Cf. Arch. Untersuch. Auf Samothrake, p. 80-83, pl. LIV-LV et LXI.
  • 9. Le portique qui entoure sur trois côtés la skéné du théâtre de Délos semble bien avoir été composé de parastades rectangulaires. Cf. B. C. H., XX, p. 283. Peut-être est-il un peu plus récent que le proskénion (250 av. J.-C.). Aucun morceau de l’élévation n’a été jusqu’ici retrouvé.
  • 10. M. Chamonard a bien voulu me signaler les habitations où il a constaté la présence, et rétabli la disposition d’un attique. Le péristyle de la maison « de Kerdon » me paraît avoir été construit par les mêmes ouvriers que le Portique d’Antigone.
  • 11. A noter, dans le quartier du théâtre, 4 parastades de marbre, avec chapiteaux, d’origine inconnue (sect. supér., 0m 25 x 0m 505 ; haut. totale, 2m 53). Deux scellements sont visibles sur les faces latérales, à 0m 35 et 1m 35 de la base.
  • 12. Explor. arch. de Délos, II, p. 40-42.