Vous êtes ici

Caricin Grad et les changements de l'urbanisme dans le centre des Balkans au VIe siècle

Auteur(s): 

Caricin Grad (Justiniana Prima) est un site favorable à l'étude de l'urbanisme protobyzantin. La ville est à l'écart des routes principales, mais proche de deux routes secondaires. Ses remparts la divisent en trois entités (Acropole, Ville Haute et Ville Basse) représentant 8 ha au total. Contre l'opinion traditionnelle, l'auteur pense que le rempart de l'Acropole est un ajout au projet primitif (C. Vasic), et que Ville Haute et Ville Basse sont contemporaines. L'église et l'armée occupaient plus des deux tiers de la Ville Haute, et la Ville Basse comportait surtout des bâtiments publics. Le seul quartier d'habitation connu intra muros est au Sud-Ouest de la Ville Basse. Les maisons étaient construites en pierre liée à l'argile au rez-de-chaussée, en bois et torchis à l'étage, et étaient couvertes en tuiles. La présence d'un habitat périphérique, protégé par un fossé et des palissades, est très probable.

Introduction historique au site de Caricin Gad-Justiniana Prima

Caricin Grad1 est située au cœur de la partie nord de la préfecture du prétoire d'Illyricum, vaste circonscription administrative qui couvrait à l'époque protobyzantine le centre de la péninsule balkanique, du Danube au Péloponnèse. Elle était divisée en deux diocèses civils, celui de Macédoine au sud et de Dacie au nord2, qui avaient des caractéristiques culturelles et économiques différentes.
Le diocèse macédonien regroupait des terres de vieille culture hellénique. Son peuplement était homogène et le réseau des cités y était dense. La population était en grande partie chrétienne vers 450. L'économie rurale était étroitement contrôlée par l'état et la région était très ouverte sur l'extérieur grâce à la présence de la mer et au rôle des ports3.
Le diocèse dacique était constitué de pays qui n'avaient été intégrés au monde gréco-romain que sous Auguste, et d'abord sous la forme d'une occupation militaire. Des villes s'étaient développées sur la côte adriatique, sur le limes et le long des principaux axes stratégiques, la grande diagonale Sirmium-Constantinople et la route reliant le Danube à Thessalonique. Mais l'urbanisation demeurait globalement très lâche. La christianisation était restée un fait urbain et n'avait touché les campagnes que de manière imparfaite et superficielle. L'état n'atteignait vraiment la production agricole qu'à proximité des villes, mais il contrôlait de près les territoires miniers car l'extraction de l'or, de l'argent, du cuivre, du plomb et du fer représentait la principale ressource régionale.  Cet Illyricum protobyzantin fut, à partir du IVe siècle, sous la menace constante des Goths4 et des Huns5. Atrium des thermes extérieurs : mosaïques, détail. La portée de ces raids goths et hunniques6 fut considérable. Le limes fut en grande partie démantelé, beaucoup de villes saccagées et l'organisation administrative et ecclésiastique gravement perturbée, particulièrement dans le diocèse dacique. Il s'installa un climat d'insécurité qui eut des effets à long terme sur l'occupation du sol : les grandes propriétés (villae), installées dans les plaines et les fonds de vallées, furent ruinées et abandonnées ; les paysans tendirent à gagner les zones de moyenne altitude. Cette redistribution des hommes se répercuta sur l'économie : le volume des échanges diminua, et les grandes routes furent délaissées au profit de d'itinéraires secondaires plus sûrs. Les villes demeurèrent malgré tout les points d'ancrage du contrôle de l'état, mais elles n'eurent tendance à n'être que cela. L'évêque et l'armée y devinrent les principaux, sinon les uniques représentants du pouvoir. La diversité des édifices publics y fut moindre qu'autrefois, et parmi eux les églises eurent une place toujours plus grande. Un nouveau modèle de ville commença d'émerger, que Csaricin Grad, parce que ville nouvelle, représente à la perfection.
Dans la seconde moitié du VIe siècle, tandis que Byzance luttait contre les Goths, des tribus sklavènes s'installèrent en Moldavie et Valachie à la faveur du démembrement de l'empire des Huns. Des nomades, d'abord les Koutrigours apparus sous Zénon (474-491), puis les Avars à partir des années 560, allaient les utiliser comme masse de manœuvre, sans jamais les contrôler complètement. Les entreprises tantôt conjuguées, tantôt indépendantes de ces peuples allaient conduire, en un peu plus d'un siècle, à un changement complet de la physionomie des Balkans. Les Koutrigours et les Slaves s'étaient déjà montrés dangereux sous Anastase (491-518) et au début du règne de Justinien (527-565) par des raids en Thrace. Les travaux de réorganisation du limes, commencés par Anastase en Thrace, se poursuivaient en Dacie à un bon rythme. Vers 535, alors qu'il voulait faire porter ses efforts sur la reconquête de l'Occident, Justinien pouvait donc croire que la situation était à peu près stabilisée dans les Balkans. A cette date en effet, dans sa novelle 11, il affirmait sa volonté de transférer le siège de la préfecture du prétoire d'Illyricum de Thessalonique à Justiniana Prima, la ville qu'il venait de fonder près de son village natal de Taurision, en Dacie méditerranéenne. Par la même loi, l'empereur faisait de cette nouvelle capitale un archevêché ayant juridiction sur tout le diocèse dacique et sur le Nord de la Macédoine, limitant ainsi les droits de Thesalonique aux provinces méridionales de l'Illyricum.  L'optimisme qui avait dicté la novelle 11 fut vite démenti par les faits. Dès 536, Sirmium, dont les impériaux s'étaient emparés au début de la guerre gothique (535), fut prise par les Gépides. La grande attaque des Koutrigours de 540, qui atteignit les faubourgs de Constantinople et l'isthme de Corinthe, fut le prélude à une série d'incursions slaves en Thrace et en Illyricum. On comprend donc que le transfert de la préfecture à Justiniana Prima soit sans doute resté lettre morte7. En 545, la novelle 131 n'envisagea plus les conséquences de la nouvelle « métropole » que sur le plan de l'organisation ecclésiastique : les prérogatives de l'archevêque de Justiniana Prima étaient confirmées, mais son ressort coïncidait désormais strictement avec le diocèse dacique. Il était surtout précisé qu'il tenait sa place du siège apostolique de Rome : un accord était intervenu avec le pape Vigile qui, en échange d'une reconnaissance du primat de Rome, avait accepté de cautionner le système impérial plaçant l'Illyricum sous l'autorité de deux vicaires pontificaux, celui de Thessalonique pour le diocèse macédonien et celui de Justiniana Prima pour le diocèse dacique. Justiniana Prima resta donc avant tout un centre d'administration ecclésiastique, et secondairement une ville de garnison. Son histoire, longue de moins d'un siècle, se confond avec celle des invasions slaves et de la disparition du contrôle byzantin dans l'Illyricum presqu'entier. Sous Phocas (602-610), les Byzantins s'accrochèrent quelque temps à leurs dernières possessions en Dacie méditerranéenne : le triangle Serdica-Naissus-Justiniana Prima, qui commandait la route de Constantinople et où étaient concentrées beaucoup de mines. Les revers byzantins en Orient, dans les premières années du règne d'Héraclius (610-641) encouragèrent les Avars à s'emparer de ce dernier réduit, sans doute en 614.

  • 1. Prononcer Tsaritchin grad.
  • 2. Ces diocèses étaient flanqués à l'ouest du diocèse de Pannonie, et à l'est de celui de Thrace.
  • 3. Les principaux ports étaient Thessalonique, Corinthe et Nicopolis.
  • 4. Les Goths, bousculés de leurs établissements du nord de la Mer Noire et de Dacie transdanubienne par la brusque poussée des Huns, cherchèrent refuge en Pannonie, où ils furent assujettis par les Huns, et en Thrace, où ils devinrent vite redoutables. Exploités par les trafiquants romains, ils se révoltèrent, défirent l'armée de Valens devant Andrinople (378), mais échouèrent devant Constantinople. Ils mirent alors au pillage la Thrace, la Macédoine et la Grèce, jusqu'à ce que Théodose leur permette en 382 se s'installer en Mésie. Ils se soulevèrent de nouveau en 388, puis en 395 : sous leur nouveau chef Alaric, ils marchèrent d'abord sur Constantinople, puis partirent razzier la Grèce. Alaric se résolut en 401 à passer avec son peuple en Italie.
  • 5. Peu après les Goths, les Huns représentèrent la menace principale. Ils avaient pourtant entretenu au début de bons rapports avec l'empire d'Orient, qui leur versait tribut pour tenir les Goths en respect, et avaient bénéficié du soutien de la cour de Ravenne, qui avait favorisé leur installation en Pannonie. Mais vers 425-430, ils commencèrent à constituer un véritable état. Après l'arrivée au pouvoir d'Attila en 434, ils franchirent chaque année le Danube pour piller les Balkans. Mais Attila se laissa bientôt entraîner en Occident, et à sa mort (453) son empire se disloqua aussitôt.
  • 6. Il ne s'agit pas à proprement parler d'invasions.
  • 7. Des textes semblent indiquer en effet que le préfet était toujours à Thessalonique en 536 et en 541.