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La chronologie des remparts et de la rue de la Ville Basse.

L'opinion courante selon laquelle la Ville Basse serait postérieure à la Ville Haute repose sur plusieurs arguments de valeur inégale. Aucun n'est véritablement probant, comme nous allons le voir en les examinant un à un .

1) Le portique est de la rue sud de la Ville Basse s'appuie, à son extrémité nord, à la tour orientale de la porte sud de la Ville Haute, tandis que la conque nord des thermes intérieurs est très proche (1,50 m) de la tour occidentale de la même porte. Ces deux aménagements ayant beaucoup réduit la valeur défensive de cette porte, on en a conclu qu'ils n'étaient pas prévus à l'origine. En fait, rien ne garantit que cette porte ait jamais fonctionné comme porte extérieure de la ville. C'est son aspect imposant, dû à ses deux tours pentagonales, qui a incité à tirer cette conclusion.2) L'égout collecteur de la Ville Haute passe sous sa porte sud, puis oblique vers le Sud-Est : on l'a repéré sous l'église double, et il sort de la ville en passant sous la tour nord de la porte est de la Ville Basse. Il serait donc antérieur à l'enceinte de la Ville Basse. C'est certainement vrai en termes d'étapes de constructions. Mais rien n'interdit de penser qu'il s'agisse de la même phase d'urbanisme, d'autant plus que cet égout est rejoint, devant les thermes extérieurs, par celui de la rue est de la Ville Basse, qui passe par le centre de la porte orientale. Or les maçonneries de ces deux égouts paraissent bien liées à leur jonction .3) La basilique à transept a une orientation « aberrante » dans l'organisation de la Ville Basse, et la rue sud de cette dernière change de direction à hauteur de son atrium. Ce serait la preuve que cette église existait d'abord isolément et hors les murs. Plus tard, lorsqu'on aménagea la Ville Basse, on aurait été obligé de tenir compte de sa présence, en introduisant un coude dans le tracé de la rue sud. Mais J.-M. Spieser a noté que la position du rempart sud de la Ville Basse étant dictée par le terrain, on ne pouvait implanter sa rue principale ni perpendiculairement au rempart de la Ville Haute, ni dans le prolongement de sa rue sud, à moins de décentrer très fortement la porte sud de la ville. Par conséquent, indépendamment de la chronologie de la basilique à transept, « il n'était guère possible de faire l'économie d'un changement de direction de cette rue »1.4) Enfin et surtout, un sondage de 1977 a montré que le rempart est de la Ville Basse s'appuie, à son extrémité nord, à la tour d'angle décagonale sud-est de la Ville Haute. Ce serait « la preuve formelle que l'enceinte de la Ville Basse a été ajoutée à la Ville Haute »2. Ici encore, on glisse abusivement de l'ordre des travaux à la succession de véritables phases d'urbanisme. Il reste parfaitement possible que la Ville Haute et la Ville Basse aient fait partie d'un même projet.Pour résumer, la postériorité de la Ville Basse était une hypothèse tentante, surtout parce qu'elle préservait la valeur défensive première qu'on est spontanément enclin à attribuer au rempart sud de la Ville Haute (tours pentagonales flanquant la porte, tours décagonales aux angles). Mais elle n'était nullement une vérité établie. Or, des données nouvelles, livrées par la fouille du quartier sud-ouest de la Ville Basse, me paraissent montrer le contraire, à savoir que Ville Haute et Ville Basse sont contemporaines.D'abord, la partie sud de la grande rue de la Ville Basse est aujourd'hui mieux connue, puisque son portique ouest a été fouillé sur 65 m, que son pavement et son égout axial ont été étudiés au Nord et au Sud de la fouille, et que l'extrémité de son portique est a été dégagée (fig.15). L'orientation de la rue étant ainsi bien établie, on a pu remarquer que le mur de fond de son portique oriental se dirige vers l'angle sud-ouest de l'atrium de la basilique à transept3, et le stylobate de ce même portique vers l'angle nord-ouest de cet atrium. Quant à la rue elle-même, il est maintenant clair que sa partie sud correspond à un tracé reliant en droite ligne la porte sud de la Ville Haute à la porte sud de la Ville Basse. Le changement de direction de cette rue n'est donc pas un simple coude, mais revêt, au moins pour le mur de fond de son portique est, la forme d'un décrochement « en baïonnette ». La rue se compose ainsi de trois segments : un segment nord prolongeant la rue sud de la Ville Haute ; un segment sud dans l'axe des portes de la Ville Haute et de la Ville Basse ; un court segment intermédiaire correspondant à la largeur de la basilique à transept. On peut affirmer que la basilique est postérieure au rempart sud et au segment sud de la rue de la Ville Basse. Sinon, par quel miracle les extrémités de sa façade ouest se trouveraient-elles sur deux lignes que détermine la position de la porte ? Et pourquoi aurait-on mis en place au Sud de l'église le tracé d'une rue reliant directement les deux portes, en sachant qu'on ne pouvait le poursuivre plus au Nord ? Le segment sud de la rue ferait donc partie, comme le rempart sud, du programme originel de construction de la Ville Basse, alors que son tracé actuel au Nord relèverait d'un remaniement incluant la basilique à transept.Reste à déterminer les raisons de ce remaniement : pourquoi n'a-t-on pas réalisé le tracé direct sur toute sa longueur, puis implanté la basilique à l'arrière du portique de la rue, perpendiculairement à cette dernière ? Nous quittons ici le domaine des faits pour entrer dans celui des conjectures, mais deux raisons peuvent être invoquées. La première serait le manque de place à l'Est de la rue pour une basilique longue de 45 m4. Si l'église, avec ses dimensions présentes, avait été implantée conformément au programme originel, son abside aurait, au mieux, touché le rempart5. Au contraire, dans sa position actuelle, ses deux points les plus orientaux, l'angle sud-est de l'abside à trois pans et l'angle sud-est du transept, sont à peu près équidistants du rempart et à 39 m du portique est du segment sud de la rue. Les 6 m ainsi gagnés grâce à la déviation de l'édifice pouvaient suffire à maintenir libre la circulation le long de la courtine.La seconde raison possible de la modification du plan serait le souci d'assurer la continuité avec la Ville Haute, à la suite d'un changement intervenu dans cette dernière. Nous retrouvons ici presque nécessairement l'hypothèse de C. Vasic exposée plus haut, à condition d'admettre que la Ville Basse était comprise dans le plan d'urbanisme primitif. La porte sud de la Ville Haute était en effet au départ le lieu où s'articulaient deux systèmes : celui de la Ville Haute, avec sa rue perpendiculaire à son rempart sud, et celui de la Ville Basse, dont l'orientation était dictée par l'emplacement de la porte sud. La modification du tracé de la rue de la Ville Haute ajouta au niveau de sa porte un troisième système, indépendant des deux autres. Les constructeurs ont pu vouloir simplifier cette situation, jugée un peu chaotique, en mettant la rue de la Ville Basse dans l'axe de celle de la Ville Haute. Mais ne pouvant pousser cette prolongation jusqu'au rempart sud, ils auraient décidé de conserver l'ancien tracé pour le segment sud de la rue. Il leur fallait donc raccorder les deux segments par un décrochement « en baïonnette ». En implantant à cet endroit un monument important, ils masquaient cette irrégularité, et donnaient l'impression que le changement de direction de la rue avait pour objectif premier de mettre en valeur l'accès à la basilique.On remarquera que ces deux explications ne sont pas exclusives l'une de l'autre. Il s'agit plutôt de savoir laquelle a la priorité. A-t-on profité de l'implantation en biais de la basilique, nécessitée par les dimensions qu'on souhaitait lui donner, pour harmoniser la direction du segment nord de la rue avec la rue de la Ville Haute ? Ou a-t-on profité de la déviation du segment nord de la rue, qu'on voulait conformer à la nouvelle direction de la rue de la Ville Haute, pour donner à la basilique une taille qu'elle n'aurait pu avoir sans cela ? Seule la seconde de ces propositions implique nécessairement que Ville Haute et Ville Basse aient fait partie dès l'origine d'un même plan d'urbanisme, mais la première ne l'exclut pas. La poursuite des fouilles permettra peut-être de trancher, mais la contemporanéité de la Ville Haute et de la Ville Basse apparaît déjà comme une hypothèse plausible.Avec la fouille de la tour d'angle sud-ouest de la Ville Basse, cette présomption est devenue certitude. On savait depuis longtemps que cette tour était l'endroit par où l'aqueduc pénétrait dans la ville6, mais les détails du dispositif demeuraient inconnus7. La tour a donc été entièrement dégagée, avec l'extrémité de l'aqueduc (fig.11). Il s'agit d'une tour carrée, de 7,75 m (soit 25 pieds) de côté, dont les murs, épais de 1,30 m, sont construits en opus mixtum comme les remparts sud et ouest auxquels ils sont liés. L'unique porte, large de 1,10 m, ouvre vers l'Est, contre le parement nord du rempart méridional. On notera que les remparts ouest et sud se raccordent respectivement au milieu des côtés nord et est de la tour, mais nettement en oblique. C'est que l'orientation de la tour est déterminée par celle de l'aqueduc, qui arrive du Sud-Ouest et infléchit sa direction vers le Nord avant d'entrer dans la ville : l'implantation de la tour en biais par rapport aux remparts permet à l'aqueduc de l'aborder perpendiculairement à sa face sud. La disposition intérieure confirme cette interprétation : au centre de la tour, un peu décalée vers l'Est, se trouve en effet une puissante construction en opus mixtum, de plan trapézoïdal. Il s'agit de la dernière pile de l'aqueduc, qui traversait donc la tour et continuait ensuite vers le Nord en étant englobé dans l'épaisseur même du rempart ouest, probablement sous le chemin de ronde. La forme même de cette pile s'explique par la courbure du tracé de l'aqueduc : sa face orientale a une orientation intermédiaire entre celle des murs de la tour et celle du rempart ouest.Plus au Sud, deux autres piles de l'aqueduc ont été mises au jour. La pile placée contre le mur sud de la tour fait en réalité corps avec cette dernière, les mêmes rangs de briques et les mêmes lits de mortier se poursuivant dans les deux constructions. On remarque d'autre part que la distance entre les piles est d'un peu plus de 3 m (sans doute 10 pieds), et se retrouve entre la dernière pile au Nord et l'extrémité sud du rempart ouest, à condition de ne pas tenir compte de l'épaisseur du mur nord de la tour. Les deux derniers arcs de l'aqueduc traversaient donc les murs de la tour sans prendre appui sur eux. Tout le dispositif a pour but de permettre à l'aqueduc de changer de direction au niveau de la tour tout en la renforçant.La cohérence de cet ensemble indique clairement que les remparts sud et ouest, la tour et l'aqueduc font partie d'un même programme de construction, et sont exactement contemporains8. En conséquence, si les remparts de la Ville Basse sont postérieurs à la Ville Haute, l'aqueduc l'est aussi, et l'aménagement d'une tour-réservoir dans la Ville Haute ne peut avoir été fait qu'après coup. Il est vrai que nous avions supposé naguère que la tour d'angle de la Ville Haute avait été bâtie dans un but strictement défensif, et transformée plus tard en château d'eau ; et comme les tuyaux de plomb qui en partaient pour acheminer l'eau dans la Ville Haute ont été posés dans la phase 2, nous avions tendance à dater aussi de la phase 2 cette transformation9. Mais il faudrait maintenant, pour maintenir cette position, supposer qu'on a réalisé les constructions de la phase 1, et donc gâché un nombre considérable de tonnes de mortier, sans disposer sur le plateau d'approvisionnement en eau régulier ! Logiquement, la construction d'un aqueduc aurait dû être parmi les toutes premières réalisations du chantier. Surtout, le réexamen des vestiges ne plaide guère pour un remaniement. La tour d'angle sud-ouest de la Ville Haute (fig.12) est en elle-même très arasée10. Circulaire à l'intérieur (diam. 4,40 m), elle est prolongée par un espace rectangulaire (5 x 2,50 m) placé en biais à la rencontre des remparts. Cet espace est trop large pour avoir jamais été un corridor d'accès, et il n'y a pas de trace de reprise de la maçonnerie11. Il est fermé, au Nord-Est, par une sorte de gros mur, épais de 2,40 à 2,60 m, construit entièrement en brique et mortier hydraulique. Ce massif de blocage, qui est encore conservé sur 5 m de hauteur12, paraît plaqué contre le rempart sud, ce qui avait suggéré qu'il constituait un rajout. Mais il repose de ce côté sur une fondation en fort débord (environ 1 m) qui fait corps avec les fondations du rempart. Et de l'autre côté, il est lié au rempart ouest. La conclusion qui s'impose est que la tour d'angle sud-ouest de la Ville Haute avait été conçue dès l'origine pour servir de château d'eau, et que par conséquent les remparts de la Ville Haute, l'aqueduc et les remparts de la Ville Basse faisaient tous partie du programme de construction initial13.La division de l'espace fortifié en deux entités distinctes ne traduit donc nullement un agrandissement de la ville, mais était prévue dans un plan d'urbanisme cohérent, où les murailles jouaient, comme nous allons le voir, un rôle idéologique, même aux dépens de leur efficacité défensive. Ce plan fut appliqué par étapes, mais il ne connut, au cours même de sa réalisation, qu'une modification importante, due semble-t-il à la volonté d'entourer le complexe épiscopal d'un rempart particulier. Bien que cet ajout ait bouleversé le déroulement du chantier dans la Ville Haute et eu des répercussions aussi dans la Ville Basse, il restait fidèle à l'esprit du projet primitif, en marquant plus nettement encore la hiérarchie des pouvoirs.

  • 1. Spieser 1988, p.222.
  • 2. Kondic et Popovic 1977, p. 169 et 372, n.72.
  • 3. Rappelons qu'un mur se raccordant en oblique à l'angle sud-ouest de l'atrium avait déjà été mis au jour, sur une longueur de 8 m, lors des anciennes fouilles.
  • 4. N. Spremo-Petrovic (1971, p.50-52 et pl.26) considère que la longueur de la basilique à transept est de 16 triples modules de 3 pieds (soit 16 x 3 x 3 x 0,3153 m = 45,40 m).
  • 5. Pour autant qu'on puisse le savoir, puisque le rempart oriental n'a pas été dégagé à hauteur de la basilique. Nous raisonnons ici comme si le rempart était rectiligne entre la porte est et la tour d'angle sud-est, ce qui n'est de toute façon pas très éloigné de la vérité.
  • 6. Sur l'aqueduc, cf. Kondic et Popovic 1977, p.130 et 349. La conduite, d'abord souterraine, était ensuite portée par des piles et des arcs maçonnés pour traverser le plateau qui s'étend au Sud-Ouest de la ville (cf. fig.3).
  • 7. A. Deroko et S. Radojcic dans Starinar, 1, 1950, p.127 sq. et p.130, fig.19 ; Kondic et Popovic 1977, p.94. 336.
  • 8. On doit donc exclure que l'aqueduc puisse être contemporain de la Ville Haute mais les remparts de la Ville Basse postérieurs (cf. Kondic et Popovic 1977, p.169 et 372).
  • 9. Kondic et Popovic 1977, p.42-43. 319 ; Kondic, Bavant et Spieser 1984, p.259 ; Bavant 1984, p.275. 280. 282.
  • 10. Rappelons que seul l'intérieur de cette tour avait été dégagé en 1975, et restauré en même temps que le segment adjacent du rempart sud. C'est pourquoi nous ne l'avons pas publiée avec le quartier sud-ouest de la Ville Haute.
  • 11. Il est possible qu'un escalier y ait été installé, permettant de descendre au fond du réservoir afin de le nettoyer.
  • 12. Il était le seul vestige visible sur le site avant le début des fouilles en 1912.
  • 13. Cela est d'ailleurs confirmé par les monnaies : une couche d'argile qui semble avoir été mise en place en même temps que les fondations de la tour d'angle sud-ouest de la Ville Basse a livré trois monnaies de Justinien, dont la plus récente a été frappée à Constantinople en 535/536.