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Le retable du Jugement Dernier de l'église Saint-Georges à Haguenau
Histoire des retables.
Les retables, par définition des constructions verticales, sculptées ou peintes, placées à l'arrière d'une table d'autel, apparaissent au XIe s. suite à la modification de la place du prêtre lors de l'office. Jusqu'alors, l'officiant avait coutume de se placer derrière la table d'autel, face aux fidèles ; à partir du XIe s., il se place entre l'autel et les fidèles et leur tourne le dos. Les regards du prêtre et de ses ouailles se dirigent donc vers l'arrière de la table (retro tabula). C'est pourquoi on estime alors utile de faire apparaître des décorations derrière l'autel. Lorsque la consécration des églises commence à être étroitement liée à la présence de reliques, des retables reliquaires apparaissent à leur tour. A la fin du XIVe s., les caisses deviennent plus profondes pour recevoir des sculptures et donner un espace en trois dimensions. L'axe du retable (partie centrale) est surélevé.
La réalisation d'un retable met en jeu la collaboration de nombreux artisans (peintres, ébénistes, sculpteurs, menuisiers...) pour créer les trois parties qui le composent : la caisse, la prédelle et les volets. Les volets ont une signification religieuse. Lorsqu'ils sont fermés, on ne voit que leur revers, peint en grisaille : c'est la face quotidienne, mais aussi celle du deuil et du carême ; ouverts, ils laissent voir des scènes richement colorées, qui ont un caractère de fête. La prédelle, partie basse du retable, à une fonction pratique : placée entre la table d'autel et les volets, elle permet de fermer ceux-ci sans avoir à retirer les objets qui reposent sur l'autel. La caisse, aussi appelée huche, est en général la pièce la plus importante. Elle se compose de trois compartiments, dans lesquels reposent des sculptures exécutées en groupes qu'il est ensuite possible d'étager pour donner de la profondeur à l'ensemble.Comme toute œuvre d'art sacrée ou profane, il faut regarder les retables sous plusieurs aspects. Le sujet du tableau représente le message, mythologique, biblique ou légendaire, qui doit être transmis. Il est sacré, invariable à travers les siècles, et unit les hommes (la mort, la vierge etc.). La représentation symbolique du sujet varie avec l'époque1, l'artiste ou le but auquel l'œuvre est destinée. Le symbole n'est pas neutre ; sa polysémie peut diviser ou opposer les hommes2, ou il peut être définitivement attaché à une idée3. L'artiste, témoin de son temps, place souvent le sujet dans le décor de l'époque. La qualité de son œuvre se situe à un moment donné de sa propre évolution dans l'art. Le commanditaire, de son côté, veut tirer un certain bénéfice de l'œuvre, plaisir esthétique ou gratitude du ciel. D'une façon générale, on est en face d'un compromis entre ces deux aspects.Deux retables sont à voir à l'église Saint-Georges de Haguenau. Dans la partie nord du transept de l'église Saint-Georges de Haguenau se trouve le retable dit du Saint-Sacrement. Réalisé au XVe s., il fut acquis par la paroisse vers la fin du XIXe s. à Francfort. Les saints, que l'on reconnaît à leurs attributs, y sont très statiques. Au centre trône la Vierge à l'Enfant, tout en or dans une mandorle rayonnante, entre saint André et sainte Barbe. Les volets peints du triptyque, lorsqu'ils sont ouverts, montrent saint Martin et saint Nicolas ; fermés, ils figurent sainte Anne portant Jésus et Marie enfants, et sainte Catherine.
Le retable dit du Jugement Dernier, dont nous allons parler, représente l'Annonciation les volets fermés, la Nativité et l'adoration des Rois Mages les volets ouverts ; le Jugement, sur la caisse, a donné son nom à l'ensemble.
Le retable du Jugement dernier.4.
Faussement nommé du Jugement Dernier, ce retable mérite une attention toute particulière, autant pour sa composition que pour son histoire rocambolesque. Cet ensemble, qui associe le Jugement Dernier à la Nativité, n'est plus dans son état initial. Il se compose actuellement de trois parties distinctes rassemblées au XIXe s., d'époques différentes et de qualité artistique inégale : deux volets peints de part et d'autre, trois statues en bois dans la partie centrale et la représentation du Jugement Dernier dans la partie inférieure de celle-ci. C'est lui qui, plus que la Vierge, a frappé les croyants et donné le nom au retable tout entier. On ne connaît pas exactement la composition du retable d'origine. Commandé par l'œuvre Saint-Georges en 1496, il comportait les deux volets peints de la Vierge, une partie centrale disparue sculptée par Veit Wagner5 qui représentait un épisode de la vie de la Vierge, et une prédelle qui est actuellement exposée au Musée Historique de la ville6.Ce retable, qui serait le seul encore existant parmi une dizaine d'autels mentionnés dans le recensement des anciens autels d'Allemagne7 fut démantelé lors de la contre-réforme, peut-être vers 1742 lorsque le sieur Lamy de Strasbourg fut chargé de réaliser plusieurs autels neufs pour l'église Saint-Georges8. Les éléments constitutifs disparurent et certains furent retrouvés en 1883 dans des conditions curieuses qui déclenchèrent une polémique. Dans le rapport de la séance du conseil de fabrique de Saint-Georges du 7 octobre 1883 on lit9 :
« Autorisation incidente. A la demande de Monsieur le maire, si, dans le temps, le conseil avait autorisé le curé Guerber, à céder contre un calice deux panneaux d'un autel provenant du XVe ou XVIe s., le conseil répondit qu'il n'a eu connaissance de cette cession qu'après sa consommation et lors de la présentation du calice obtenu en échange, mais que le curé Guerber ne lui avait fait auparavant aucune communication à ce sujet ».En fait, le curé de la paroisse semble avoir agi de sa propre initiative, contre les recommandations du conseil de fabrique. Le Maire Nessel a fait une communication à ce sujet lors de la réunion du comité de la Société d'histoire du 7 juin 1910. On lit dans le compte-rendu de cette séance qu'en 1885 les deux panneaux de l'ancien autel médiéval de la Vierge de l'église Saint-Georges ont été trouvés au grenier du sacristain où ils faisaient partie d'une cloison faite de planches. Le curé Guerber les a fait nettoyer et repeindre maladroitement en quelques endroits. Par la suite, il les a vendus au curé Munzenberger de Francfort pour 100 Taler en or10. Celui-ci les fixa sur un panneau sculpté d'origine franconienne, puis les revendit à Saint-Georges pour 6000 Marks.
Dès 1886 le retable ainsi réaménagé fut réinstallé à l'église, placé au-dessus d'une prédelle d'origine indéterminée avec un décor néo-gothique. A ce moment, le Christ était placé dans une mandorle11 et le fond représentait le ciel d'où, selon le texte évangélique, tombaient les étoiles, et un arc-en-ciel.Cette histoire haguenovienne, quelque peu surprenante, n'est pas unique dans l'histoire de l'art. En effet, deux peintres français du XVIIe s., longtemps oubliés, ont été redécouverts récemment12 : Georges de la Tour, prisé en son temps par Louis XIII, et Lubin Baugin13, le peintre du Roi14.Mais le retable de Haguenau ainsi remis en place n'était pas au bout de ses pérégrinations. Les combats de la Libération ont failli lui être fatals. Les 26 et 27 novembre 1944, l'église Saint-Georges subit ses premières blessures au niveau des vitraux, du chœur et de la toiture. Après ces dégâts dus aux obus américains, le pire était à redouter car les Allemands réservaient au clocher le même sort qu'au château d'eau qu'ils avaient détruit. Le 2 décembre, le commando SS de dynamitage, qui ravagea la ville, s'apprêtait à miner le clocher15.
Heureusement, quelques notables haguenoviens sont intervenus et ont réussi à l'en dissuader. Par précaution, toutefois, le retable fut mis à l'abri. Trente ouvriers municipaux, sous la direction de l'architecte de la ville, en transportèrent la partie sculptée dans la cave du nouveau bâtiment de l'hôpital encore inachevé, et les volets peints au musée. L'avenir a montré que ces précautions n'étaient pas inutiles car le 23 février 194516, le mur du transept droit fut déchiqueté par un obus allemand de 28 cm, ce qui provoqua de graves dommages à l'ensemble du chœur (maître-autel et partie de l'autel du Jugement Dernier restés en place.). En 1963, cet autel fut replacé après restauration des panneaux, exceptée la prédelle qui est exposée actuellement au Musée historique.
- 1. Par exemple la Nativité : la représentation, fidèle à l'enseignement d'une époque, varie avec l'évolution des textes, enrichis par des légendes apocryphes.
- 2. Le voile de l'Islam, par exemple.
- 3. Comme la croix gammée.
- 4. SGL 26. et A. Burg in Études haguenoviennes, tome IX, 1983, p. 114 – 119.
- 5. Il a également sculpté la chaire de l'église Saint-Georges.
- 6. Il n'est pas dit que ce soit la prédelle d'origine, mais par comparaison à celle de l'autel Saint-Nicolas de 1522 à la cathédrale de Strasbourg, et l'ancien habillage gothique, on peut le penser.
- 7. De Munzenberger-Bersel.
- 8. Guerber, Histoire religieuse, vol. II, p. 27.
- 9. Jahresbericht des Altertums-Vereins 1911 p.84.
- 10. Les 100 Taler en or ont dû être remplacés par un calice de valeur équivalente.
- 11. Mandorle : nom féminin, altération de amandola, employé en religion dans la terminologie des arts pour désigner, par allusion à sa forme, la « gloire » ovale où apparaît le Christ en majesté. (vers 1550). Dictionnaire Historique de la Langue Française, Le Robert.
- 12. Par le professeur honoraire au Collège de France Jacques Thuillie.
- 13. Né à Orléans vers 1610.
- 14. Leurs œuvres, effacées de la mémoire, avaient été attribuées à d'autres peintres ou mises au rebut, mais elles ont trouvé à présent la place qui leur revient au Musée du Louvre, notamment l'Adoration des Bergers de Baugin qui servait de tableau noir aux jeunes chanteurs de la chorale de l'église d'Andrésy, bourgade située sur la Seine, au nord-ouest de Paris.
- 15. Voir les DNA N° 282 du 3 décembre 1994.
- 16. Études haguenoviennes, tome XIII, 1987. p. 243.