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Le retable du Jugement Dernier dans son état actuel (suite).

3 a – Le peintre1.

Les panneaux ont été réalisés par Diebold Martin (14??-1511), fils de Hans Martin Diebold, un bourgeois de Haguenau qui vivait à l'époque des grands peintres flamands. Il réalisa en 1473 et 1474 des fresques à la chapelle des Annonciades2 et différents travaux à l'église Saint-Georges, dont ce retable, en 1496/97, qui fut son œuvre maîtresse. Il termina sa vie à Strasbourg, où il fut bourgeois de 1489 à 1507.

Diebold Martin n'a pu faire son apprentissage à Haguenau car on ne lui connaît pas de maître sur place. Durant ce quart de siècle, il a certainement réalisé un grand nombre de tableaux influencés plus par Van Eyck et Schongauer que par Grünewald, dont les œuvres maîtresses sont plus tardives. Les échanges commerciaux et culturels à travers toute l'Europe étaient courants à cette époque déjà 3. On voit le chemin parcouru par Diebold Martin entre 1473 et 1496. La fresque de la chapelle des Annonciades est encore dans la tradition médiévale, tandis que le retable est traité à la manière de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance4.Le milieu du XVe s. correspond à un changement de statut du peintre. Il passe du statut d'artisan à celui d'artiste. Il « monte » à Strasbourg, où il est admis à la bourgeoisie. C'est aussi le moment de l'apparition de l'autoportrait, souvent caché dans les tableaux. Sur le retable, le berger de gauche, derrière la clôture, se distingue par une attitude plus affirmée, une apparence plus soignée. Il ne regarde pas vraiment la crèche, mais se tourne plutôt, avec envie, vers le cadre bourgeois de l'arrière-plan. Il pourrait bien être le portrait du peintre.Le niveau artistique de Diebold Martin le situe dans la chronologie de grands peintres: Van Eyck (1395-1441) avec l'Agneau mystique5 ; contemporain de Mathias Grünewald (14456-1528) avec le célèbre retable d'Issenheim7, et de Martin Schongauer (1450-1491), avec l'Annonciation8.Il existe des zones d'ombre sur la trajectoire de ces peintres, et celle de Mathias Grünewald n'est pas clairement établie9. Le lien entre Diebold Martin et Grünewald est peut-être à trouver chez le sculpteur Nicolas de Haguenau, né vers 1445, qui a participé à la réalisation du retable d'Issenheim. Inévitablement, tous ces artistes ont dû se rencontrer, sinon travailler ensemble.Si Diebold Martin ne figure pas parmi les grands artistes, c'est probablement qu'il n'intervint que comme aide chez un grand maître, comme ce fut le cas de Nicolas de Haguenau, et que ses propres réalisations étaient des assemblages de motifs copiés d'un livre de modèles comme il en existait au XVe s.10. Peut être découvrira-t-on un jour quelques tableaux de Diebold Martin, et qu'il partagera le sort de Georges de la Tour et de Lubin Baugin, qui n'ont retrouvé leur célébrité que récemment.

Le boeuf et l'âne de Diebold Martin.

3 b – La technique et les couleurs.

Le bœuf et l'âne, difficiles à voir car cachés dans la pénombre, ressemblent à ceux du triptyque de Van der Goes, de la même époque (vers 1475-76)11. Cette ressemblance frappante porte à penser que Diebold Martin était plus copieur ou assembleur de modèles standard qu'un créateur inspiré.

Un livre de modèles du début du XVe s.

Dans les tableaux du retable de Diebold Martin, on trouve cependant le goût du faste, de la richesse, de l'anecdotique, la recherche de perspective et d'ouverture sur l'extérieur, qui sont caractéristiques des peintures alsaciennes, rhénanes et flamandes de l'époque.

Le boeuf et l'âne de Van der Goes.

La profondeur que le Moyen Âge représentait maladroitement est donnée à présent par la perspective géométrique du carrelage sombre et minutieusement détaillé. L'œuvre est toutefois encore marquée par la vision de l'œil médiéval, qui n'aimait pas les grandes surfaces monochromes.

La modification de l'ordre social qui se produit à cette époque entraîne un nouvel ordre des couleurs. Le roi vient d'accroître son pouvoir au détriment des structures féodales. Il a besoin de nouveaux codes, de nouveaux emblèmes pour signaler sa position désormais déterminante et en rupture avec le passé. Il adopte une nouvelle couleur, le bleu, pour le représenter dans la société. C'est une couleur coûteuse, que l'on obtient à partir du pastel. Le bleu devient ainsi la couleur de la fonction royale et devient à la mode pour les vêtements de cérémonie à la place du pourpre.
Le bleu est aussi réservé à la Vierge, dont le culte se développe alors. Aussi les ciels des tableaux du retable sont-ils dorés, ce qui accentue leur luminosité. L'or est souvent associé à la divinité. Couleur de prestige, elle aussi, le rouge pourpre habille les rois mages. Les trois anges qui apportent le Nouveau Testament sont vêtus des trois couleurs du pouvoir : pourpre, bleu et or.
Quant aux bergers, ils ne portent qu'un rouge délavé, une couleur bon marché tirée de la garance. Le vert, le brun et le jaune n'ont pas de signification symbolique particulière ; ce sont des teintes d'accompagnement. Joseph, qui joue un rôle secondaire, est habillé de brun, une teinte neutre. Diebold Martin utilise les couleurs et des détails d'autres tableaux de la Renaissance : par exemple, l'enfant Jésus posé dans les plis du manteau bleu de sa mère12.

4 – Le contexte.

Ces panneaux datent de la fin du XVe s., quand Haguenau est la capitale de la Décapole13. Frédéric III de Habsbourg est empereur mais les bourgeois tiennent le pouvoir en ville. Ce sont eux qui passent la commande au peintre et placent le thème dans un intérieur bourgeois tel qu'il a pu être à Haguenau à la Renaissance.

Parfois, les donateurs demandaient à l'artiste de personnaliser un tableau religieux en les associant à la scène représentée, par exemple en plaçant leur figure sur un des personnages, ou en marquant le tableau par un objet familier facile à identifier. Ceci pour être présent en permanence à l'église d'une autre façon. Rien de tel sur ce retable. Financé par l'œuvre, donc payé par la collectivité, aucun des Conseillers n'a de préséance mais, comme nous le verrons plus loin, ils profitent du détournement du symbole pour se voir aller ensemble au ciel.On voit de nombreux livres sur les tableaux de la Renaissance : c'est l'époque de l'invention de l'imprimerie, et pour être de son époque il fallait posséder beaucoup de livres. Un tableau anonyme, au musée de Gand, montre la famille de Sainte Anne, sept personnages, tous un livre à la main. La Vierge, qui semble effrayée par l'ange, tient un livre d'heures14. Il n'est pas établi qu'elle savait lire, mais d'après certaines recherches récentes, sa mère, sainte Anne aurait été assez érudite et disposait de livres. En réalité, le livre n'apparaît comme attribut de sainte Anne que dans l'iconographie du XVIIe s. Elle est cependant la patronne des imprimeurs, dont les corporations se sont développées par la suite.La comparaison du retable de Diebold Martin avec celui de Mathias Grünewald, peints à peu d'années de différence (1497-1516) appelle plusieurs remarques. Le premier, assez banal dans sa composition, reflète l'ambiance paisible et sereine du milieu bourgeois de l'époque, sûr de ses convictions. A l'horizon, le ciel est doré.
Le second, par contre, est d'un grand réalisme : il était destiné à la chapelle du couvent des Antoniens, qui était en fait un hospice ; les malades devaient peut être y voir leur douleur justifiée par la volonté divine. Le ciel de la Crucifixion est plus noir que l'encre. A la veille de la Réforme protestante, ce tableau illustre l'angoisse de la société que les famines, les guerres et les errements de l'Eglise ont déstabilisée. Grünewald y place cependant une note d'espoir par le livre ouvert que tient Jean Baptiste et par l'agneau, symboles communs aux deux tableaux.Remplacer la colombe par un nouveau-né est une manière de personnaliser le tableau. Peut-on y voir un premier signe de la montée de la Réforme à Haguenau par la remise en cause du symbole de la virginité .

5 – Le symbole.

Le sujet, tel qu'il est traité, ne correspond ni aux textes évangéliques, ni à sa représentation médiévale que nous connaissons par le Hortus Deliciarum15. Diebold Martin ne situe pas la Nativité dans une misérable étable mais dans un intérieur bourgeois, celui des commanditaires16.

La Nativité du Hortus Deliciarum.

Cette représentation symbolique s'éloigne ainsi des textes car la nativité est placée dans un cadre riche. Or la Vierge était symboliquement pauvre car: « Je n'ai la foi que si je suis pauvre. Je ne peux accueillir la Parole de Dieu si je ne suis pas pauvre. Le pauvre accueille parce qu'il n'a rien, qu'il se sait et l'accepte. Le riche n'a pas besoin d'accueillir, il a tout ce qu'il lui faut ».

  • 1. Yvette Becker–Bourguet donne des détails de sa vie et de son oeuvre à Haguenau in Études Haguenoviennes, tome IX, 1983, p. 114 à 119.
  • 2. Chapelle du lycée. Ces fresques sont attribuées à Diebold Martin. Cf Inventaire p. 138.
  • 3. Preuve en est que sur un des piliers de l'église Saint-Georges nous trouvons une mesure étalon textile du Brabant.
  • 4. Renaissance = rénovation littéraire, artistique et scientifique qui se produit en Europe au XVe et au XVIe s.
  • 5. Eglise St Baafs à Gand.
  • 6. ou 1455, selon la référence, la date n'est pas bien définie.
  • 7. Le Retable d'Issenheim est l'œuvre monumentale et saisissante de deux grands maîtres du gothique tardif : Grünewald pour les panneaux peints (1512-1516) et Nicolas de Haguenau pour la partie sculptée (autour de 1500).
    Consacré à Saint Antoine, il ornait le maître-autel de l'église de la commanderie des Antonins d'Issenheim. L'ordre des chanoines hospitaliers recevait, dans ce village au sud de Colmar, les malades et pèlerins venus prier saint Antoine, protecteur et guérisseur du mal des ardents, ou mal de Saint Antoine, maladie provoquée par l'ergot du seigle.
  • 8. Musée Unterlinden à Colmar.
  • 9. Mathias d'Aschaffenburg ? Unterlinden. Le retable d'Issenheim. Kaleidoscope. L'Alsace. Page 18.
  • 10. Kunsthistorisches Museum Vienne. Artiste allemand inconnu.
  • 11. Musée artistique royal de Bruxelles.
  • 12. Voir au musée Unterlinden à Colmar le retable de Stauffenberg, d'un peintre alsacien non défini 1454-1460, et d'autres encore.
  • 13. 1354-1789.
  • 14. Recueil de prières liturgiques à l'usage des fidèles.
  • 15. Le livre bien connu réalisé par l'abbesse du Mont Sainte-Odile, Heralde de Landsberg, vers 1180.
  • 16. A chaque époque sa représentation symbolique:
    Les crèches provençales sont apparues après la Révolution française, lorsque le peuple a repris le pouvoir. Aujourd'hui on se contente souvent de quelques traits schématiques.

Référence à citer

André Wagner, Le retable du Jugement Dernier de l'église Saint-Georges à Haguenau, archeographe, 2009. http://archeographe.net/Le-retable-du-Jugement-Dernier-de