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Le retable du Jugement Dernier dans son état actuel (fin).
B – Le panneau central.
Le panneau central, qui a pris la place de l'œuvre d'origine, représente le Jugement Dernier.
La scène apparaît dès le IXe s. et prend la première place au XIIIe avec l'épanouissement de l'art gothique. C'est une des préférées des églises médiévales1. En général, le Jugement Dernier est placé de sorte que les croyants le voient en entrant ou en sortant de l'église : ils ne sauraient oublier ainsi que c'est le sort qui les attend, ce qui doit les conduit à la confession et au repentir. Parfois aussi on plaçait le retable sur l'envers des maîtres-autels car c'est là que les péchés étaient confessés au Moyen Âge. On le trouve aussi dans des tribunaux ou des mairies, comme à Cologne.
Fréquente aux portails des églises d'Occident, cette scène est obligatoire à l'entrée des églises d'Orient. Le symbolisme est le suivant : en se rendant à la célébration eucharistique, le croyant est sensé entrer au paradis. Il passe donc le jugement et se trouve en présence de Dieu, parmi les âmes du ciel représentées par les peintures et les statues. En Orient, l'église comporte d'ailleurs toujours une coupole, image du ciel, où figure le Christ Tout-Puissant (Pantocrator)2.
Dans la partie supérieure de notre retable, on voit le Christ entouré de la Vierge et de saint Jean-Baptiste. Le Christ en majesté accueille les élus d'un mouvement de la main droite3 : « Venez, les bénis de mon père, possédez le royaume préparé pour vous. » La main gauche, abaissée, indique l'enfer aux réprouvés : « Éloignez-vous de moi, maudits, dans le feu éternel préparé par le diable (…) Et ils s'en iront, ceux-ci au châtiment éternel, et les justes à la vie éternelle4. ®Le Christ est vêtu de pourpre et d'or. La Vierge porte une tenue somptueuse5 avec les trois couleurs de la royauté : pourpre, bleu et or, l'or ayant pris la place du blanc. Elle intercède pour les pécheurs et implore la clémence de son fils entouré de tous ses anges6, scène qui se retrouve sur de nombreux retables du Jugement Dernier. Saint Jean-Baptiste, venant du désert, est vêtu d'une peau de chameau ; sa tenue de couleur neutre contraste avec celle de la Vierge.Ces trois statues, d'origine tyrolienne, datent du XVe s. Elles sont placées sur un fond de ciel bleu où manquent les étoiles habituelles des représentations du Jugement Dernier, car le soleil s'obscurcira, la lune ne brillera plus. Lors de la remise en place, après sa première reconstruction, elle y figuraient pourtant. A la dernière restauration, l'arc-en-ciel a été peint en jaune et les étoiles oubliées. Le symbole a échappé aux restaurateurs.
La partie basse représente la pesée des âmes lors du Jugement Dernier. La résurrection, le jour de la fin du monde, est présentée sur le retable comme les danses macabres7 dans certaines églises ou dans le Hortus Deliciarum : les morts se dressent les uns après les autres hors de leurs tombes.
Le Christ revient sur terre en descendant du Mont des Oliviers, là où sont enterrés plusieurs prophètes, dont Jonas. En effet c'est par là que viendra le Messie, descendant du roi David, qui ressuscitera les morts avant d'entrer dans la ville de Jérusalem.
Au centre, l'Archange Michel pèse les âmes et sépare les sauvés des damnés avec son épée8 : les anges sépareront les méchants des justes. Les bons sont à sa droite, devant la porte étroite du paradis, un château crénelé ou une église qui représente la Jérusalem céleste9, où Saint-Pierre les attend ; il a en main la clé qu'il a reçue du Seigneur10 pour les laisser entrer. Les damnés se trouvent à gauche de l'Archange, dépouillés de leurs vêtements11, devant la gueule monstrueuse du Léviathan12, un serpent qui les avalera. Ils sont enchaînés par le diable qui regarde vers les élus qui lui échappent.L'image de la pesée le l'âme (ou du cœur) du défunt est très ancienne. On la trouve déjà dans la théologie égyptienne : la déesse Maât, sous la forme d'une plume, se trouve dans un des deux plateaux de la balance ; dans l'autre prend place le cœur du défunt. Anubis vérifie le fléau de la balance, et Thot inscrit le résultat de la pesée. A proximité, un monstre, la Dévoreuse, est prêt à engloutir le cœur si le jugement n'est pas favorable. C'est ainsi que la scène est représentée dans le livre des morts d'Ani (1420-1100 av.J.C.)13.Parmi les damnés, on remarque un moine. Est-il là par erreur, ou son châtiment est-il vraiment mérité ? C'est peut-être un frère convers, oublié par le haut clergé en route vers le paradis. Le fait est qu'il tente de redresser la situation en appuyant, de la main gauche, sur le fléau de la balance.
Le mauvais moine se trouve souvent dans les représentations médiévales, notamment dans le Hortus Deliciarum, où un moine, qui avait probablement trop bu, est forcé d'ingurgiter massivement du raisin.On remarquera surtout que les élus, qui ont gardé leur riche parure, sont le Pape, le roi, un évêque, une nonne, des nobles et des bourgeois. Le peuple et les pauvres sont condamnés, ils vont être dépouillés avant d'aller en enfer. En général, après la pesée des âmes, les ressuscités sont représentés nus.Ce Jugement Dernier est à l'opposé des textes évangéliques car, selon Saint-Marc, un chameau passe plus aisément par le chas d'une aiguille qu'un riche n'entre dans le royaume de Dieu14. La scène de Haguenau diffère aussi de l'évangile de saint Matthieu15.A Haguenau, nous sommes dans la logique du XIXe s., quand Pie IX venait de définir le double dogme de la primauté universelle de droit divin et de l'infaillibilité pontificale16. A ce moment, le Pape, et tout ce qui représente l'autorité en général, ne pouvaient être que sur le bon chemin. Le moine qui s'accroche à la balance n'est peut-être qu'un simple convers ; ne faisant pas partie de la classe dirigeante, il ira en enfer. Dans cette représentation le symbole17 prend le dessus sur l'esprit du sujet.
Ce détournement du symbole par rapport au texte n'est pas unique. A Kues, en face de Bernkastel, dans la vallée de la Moselle en Allemagne, on trouve une fresque du Jugement Dernier dans la chapelle de l'ancien hôpital. Datant du milieu du XVe s., elle a connu le même arrangement, du moins pour un certain temps. Cette fresque, qui avait été badigeonnée de blanc, a été retrouvée en 1905 lors de travaux. A ce moment on l'a restaurée, mais uniquement dans sa partie supérieure ; le tiers du bas, où figurent les représentants des pouvoirs religieux et civils, est resté masqué jusqu'en 1947.Le retable du Jugement Dernier de l'église Saint-Georges est une rareté, autant par son histoire que par sa composition. Dans les panneaux de Diebold Martin comme dans le Jugement Dernier du curé Munzenberger, la représentation symbolique est détournée du message biblique. On peut se demander si ce Jugement Dernier a été imaginé par le curé Munzenberger ou copié d'une autre œuvre, en modifiant le symbole pour le mettre au goût du jour. La réponse se trouve probablement en Bavière, au tympan de la Marienkapelle de Wurzbourg de la fin du XVe s. Le ciel et l'enfer y sont représentés exactement comme à Haguenau : même porte à gauche, même gueule de serpent à droite, et le diable, tout pareillement, retient les condamnés par une chaîne. On retrouve aussi les corps ressuscités soulevant les dalles de leurs sépultures. Au centre du tympan, le Christ, ultime juge avec deux épées, est assis sur l'arc en ciel ; il été remplacé par l'archange sur le retable. Malgré ces similitudes, le Jugement Dernier de Haguenau présente une différence d'importance avec la nature des âmes jugées : à Wurzbourg, des représentants de toutes les classes sociales figurent aussi bien en enfer qu'au paradis. La ressemblance est donc frappante, mais le symbole véhicule un autre message.Sur ce curieux retable (ou à Wurzbourg ?), on rencontre de nombreux détails intéressant à relever, copiés sur des Jugements Derniers du Moyen Âge : ainsi à Reims, où les bourgeois, qui reprochaient à leur évêque de dilapider leur argent par la construction de la cathédrale, l'ont représenté enchaîné par le diable qui le mène au chaudron. Donc, déjà à cette époque, les commanditaires ont profité du Jugement Dernier pour faire passer leur message. Des têtes couronnées se retrouvent également, enchaînées par le diable, au portail des Princes de la cathédrale de Bamberg, où l'on voit aussi un damné implorer la grâce du Seigneur, comme sur le Jugement Dernier de Haguenau.Malgré les discussions byzantines, on ne connaîtra jamais le sexe des anges. La question de celui du Diable reste posée. A Haguenau, il est pudiquement caché par une figure humaine, comme à la cathédrale de Chartes et celle de Saint-Etienne à Bourges.
On remarquera que le purgatoire est absent de toutes les représentations du Jugement Dernier. Pourtant, dès les premiers temps, l'Église a honoré la mémoire des défunts et offert des suffrages en leur faveur, en particulier le sacrifice eucharistique afin que, purifiés, ils puissent parvenir à la vision béatifique de Dieu. Cet enseignement s'appuie sur la pratique de la prière pour les défunts, dont parle déjà la Sainte Écriture18. L'existence du purgatoire et le fait que les âmes puissent être aidées par la prière et par la messe ont été décrétés le 3 décembre 1563, durant la troisième période du Concile de Trente, sous Pie IV. Le purgatoire, cet intermédiaire entre le ciel et l'enfer, est difficile à représenter. Il existe cependant une sculpture en bois du XVe s. au Dominikanermuseum de Rottweil, qui montre « Die armen Seelen im Fegfeuer19 » ; le clergé y figure d'ailleurs en bonne place.
- 1. Entre autres à la Cathédrale de Trèves, à Hunshoven près d'Aix-la-Chapelle, à la chapelle Saint-Nicolas de Bernkastel-Kues dans la vallée de la Moselle, à Marienberghausen entre Cologne et Siegen, à Liberhausen entre Ludenscheid et à Siegen en Allemagne, et plus près de nous, sur un fronton à l'extérieur de l'abbaye de Gorze près de Metz ou la Kapellenkirche à Rottweil. Les plus marquantes sont probablement le tympan de l'abbatiale Sainte-Foy à Conques (6,7 m de large et 3,6 m de haut, avec 124 personnages) et la fresque de la petite église de Sillegny, près de Metz, qui fait 42 m². A Gorze, elle est réduite à sa plus simple expression.
- 2. On ne manquera pas de voir, au-dessus de l'entrée de l'église de Gunstett (67360 Woerth), le tympan en céramique, réalisé en 1974 par Keller, qui rappelle la tradition des églises orthodoxes.
- 3. Dans la tradition médiévale, le mauvais est toujours du côté gauche. Sinister = gauche, mauvais, sinistre, d'où la chasse aux gauchers d'autrefois.
- 4. Matthieu 25 – 34/41.
- 5. Au Moyen Âge, tous les tableaux et statues de la Vierge, sauf ceux où elle se trouve au bas de la croix, la représentent glorieuse et richement vêtue.
- 6. Six statuettes entourent le Christ. Celles du haut sont les anges avec leurs trompettes (Posaunenengel) ; de part et d'autre nous trouvons les quatre pères de l'église.
- 7. Encore aujourd'hui, la danse macabre préoccupe les hommes. Le livre du regretté Docteur Auguste Wackenheim « Elsässer Dodesdanz – Danse Macabre alsacienne », édité en 1997, en témoigne.
- 8. On remarquera que l'épée manque sur la photo d'ensemble. Elle a été volée an cours du second trimestre 2002.
- 9. Et je vis la Cité Sainte, Jérusalem nouvelle, qui descendait du ciel, de chez Dieu ; elle s'était fait belle, comme une jeune mariée parée pour son époux.
- 10. Je te donnerai les clés du Royaume des Cieux. Cf Mt 16-19.
- 11. Nudité = vérité. Leurs vêtements ne peuvent plus cacher ce qu'ils sont.
- 12. Monstre aquatique de la mythologie phénicienne mentionnée dans la bible, où il devient symbole du paganisme.
- 13. Cf Le livre des morts. Evelyn Rossiter. Edition Liber.
- 14. Mc 10, 25. Cette citation n'est pas à prendre à la lettre, c'est une allusion à une porte de la muraille de Jérusalem, si petite qu'un chameau ne pouvait y passer.
- 15. On en trouve des représentations, toutes conformes au texte, dans d'innombrables églises. Peintes, petites comme à l'église d'Alteckendorf ou gigantesques comme à Sillegny, ou sculptées, réduites à la plus simple expression comme à Gorze, ou développées comme le tympan de l'abbatiale Sainte-Foy à Conques.
- 16. Sur le Jugement Dernier de Martin Schaffner (vers 1500) qui se trouve à l'Augustinermuseum à Fribourg, le Pape est avec les pêcheurs qui ubissent les affres de l'enfer.
- 17. Dans certains cas, le symbole est difficile à comprendre. Par exemple Jonas et la baleine. C'est le thème de l'homme qui plonge et qui resurgit.
- 18. Cf Deuxième Livre des Maccabées, 12, 43-45.(…) il (Judas) envoya jusqu'à deux mille drachmes à Jérusalem, afin qu'on offrît un sacrifice pour le péché, agissant fort bien et noblement dans la pensée de la résurrection. Si, en effet, il n'avait pas espéré que les soldats tombés ressusciteraient, il eût été superflu et sot de prier pour des morts ; s'il envisageait qu'une très belle récompense est réservée à ceux qui s'endorment dans la piété, c'était là une pensée sainte et pieuse : voilà pourquoi il fit faire pour les morts ce sacrifice expiatoire, afin qu'ils fussent absous de leurs péché. (TOB)
- 19. Les pauvres âmes au purgatoire.