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Le retable du Jugement Dernier dans son état actuel.
A - Les deux panneaux peints dédiés à la Vierge.
La dévotion à la Vierge est l'une des composantes essentielles de la piété médiévale et c'est de loin le motif le plus représenté au monde, encore aujourd'hui sur les timbres-poste de nombreux pays à l'époque de Noël. Les deux panneaux du retable sont dans l'esprit de la nouvelle iconographie de la Nativité qui a fait suite à la diffusion du récit de la vision de Sainte Brigitte de Suède (1303-1373), au cours de laquelle la Vierge elle-même lui raconta la passion du Christ.
1 - L'Annonciation (les deux panneaux fermés).
L'ange Gabriel1, agenouillé, salue la future reine, Mère de Dieu. Il tient son bâton de messager dans sa main gauche, un sceptre d'or fleurdelisé, le symbole de la virginité. Le texte de la banderole rappelle les premiers mots du salut de l'ange :
Ave gratia plena dominus tecum2 .
La Vierge, richement vêtue d'un manteau bleu, est placée devant un rideau pourpre dans son nouveau rôle de reine. Les couleurs sont inversées : d'un beau bleu clair, le manteau de Reine que Marie vient de recevoir couvre son ancienne robe bleu sombre, auparavant couleur des vêtements des pauvres. Une zone d'ombre est au cœur du tableau : elle illustre la parole de l'ange à Marie :
L'esprit viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te prendra sous ton ombre : c'est pourquoi l'être saint qui naîtra sera appelé Fils de Dieu3. Le livre que Marie tient à la main représente l'ouverture vers le Nouveau Testament et la parole de Dieu.
Le Saint-Esprit, représenté en général par une colombe venant du ciel dans un rayon de lumière, est ici un nouveau-né auréolé qui entre dans une alcôve en passant par une lucarne grillagée.
Cette représentation surprenante de l'Annonciation, et probablement unique en son genre, reste à interpréter.
2 -La Nativité (Les deux panneaux ouverts).
Comme sur les panneaux précédents, la Nativité est représentée dans un intérieur bourgeois. Le Seigneur est venu nous sauver, les commanditaires ont donc placé la crèche chez eux. L'enfant Jésus ne repose pas sur la paille dans une crèche, comme on le représentait au Moyen Âge et actuellement encore, mais nu sur un lange posé sur des herbes fleuries. Les commanditaires ne pouvaient imaginer de la paille chez eux. Au retable d'Issenheim, il repose sur des chiffons effilochés. Il faut savoir qu'à l'époque les tissus neufs étaient rêches; ce n'est qu'usagés et délavés qu'ils devenaient agréables au toucher.
Et il advint, quand les anges les eurent quittés pour le ciel, que les bergers se dirent entre eux : Allons jusqu'à Bethlehem et voyons ce qui est arrivé et que le Seigneur nous a fait connaître. Ils vinrent donc en hâte et trouvèrent Marie et Joseph et le nouveau né couché dans la crèche…4
Les humbles bergers, qui jouaient un rôle symbolique5, sont arrêtés par une clôture en bois. Séparation entre l'esprit du texte évangélique et sa représentation, elle symbolise le monde extérieur des pauvres tenu à l'écart du milieu bourgeois : Jésus est né parmi les pauvres, mais on se trouve là dans un intérieur bourgeois où ces derniers ne sont pas admis. Les moutons malodorants sont loin à l'extérieur, l'âne et le bœuf n'ont pas leur place dans cet immeuble bourgeois, on les distingue à peine au fond, derrière saint Joseph.
Au second plan, on voit saint Joseph charpentier, vêtu de brun, la couleur de la pauvreté et de l'humilité, qui tente d'allumer une lanterne avec des tisons6, mais celle-ci ne fonctionne plus, l'éclairage doit venir du Christ, lumière du monde. Le concert des Anges ressemble étrangement à celui du retable d'Issenheim.
Les Rois Mages s'intègrent bien dans cet intérieur bourgeois, mais sur ce volet, comme sur le précédent, saint Joseph dans sa tenue simple de charpentier, tient un rôle effacé de second plan, accentué par la teinte neutre de ses vêtements. Il ne participe pas à la réception et semble préparer à boire. Dans ces tableaux de la fin du XVe s., saint Joseph tient un rôle de second plan, ce qui n'était pas le cas dans certaines représentations du début de ce même siècle, notamment sur un haut-relief en bois qui de trouve au musée de Madère, où saint Joseph tient l'enfant Jésus sur ses genoux. On peut penser que les commanditaires bourgeois ne s'identifiaient pas à l'artisan charpentier, mais ce n'est probablement pas là qu'il faut chercher l'explication.
Que sait-on de saint Joseph ? Pas grand-chose si l'on s'en tient aux évangiles. Saint Marc n'en dit rien, saint Jean ne le cite que deux fois7. Les 25 citations de saint Luc et les 17 mentions de saint Mathieu ne donnent guère d'éléments. On ignore tout du lieu et de la date de sa naissance, et aucune parole de saint Joseph n'est transmise. Les généalogies proposées par Luc8 et par Mathieu9 le rattachent au roi David et donnent ainsi une filiation royale à Jésus. Pour les uns, âgé, veuf et déjà chargé d'enfants, Joseph aurait été désigné pour garder la virginité de Marie. Pour d'autres, il aurait épousé Marie à 91 ans et serait décédé à 111 ans. Pour les évangélistes, il a terminé sa mission. Joseph quitte la scène : pendant plus de mille ans, il est le grand oublié de la théologie, de l'art et de la dévotion. Ce n'est qu'au XVe s. qu'on commence à prêcher sur saint Joseph, et Thérèse d'Avila avait une grande admiration pour lui10. Sur les deux tableaux en question, l'artiste a donné à Joseph la place qu'il tient dans les textes.
Le bœuf et l'âne veillant sur l'enfant Jésus sont indissociables de la crèche. Leur présence s'explique par deux passages de la Bible dans l'Ancien et le Nouveau Testament. Le bœuf symbolise la patience devant les difficultés, la mansuétude, la gravité et la sagesse, l'âne l'obéissance aveugle et la fidélité. Les deux, réunis derrière la crèche, représentent le judaïsme et le christianisme au moment du passage de l'Ancien Testament au Nouveau. Le bœuf connaît son possesseur, et l'âne la crèche de son maître, Israël ne me connaît pas, mon peuple ne comprend pas11.Hypocrites ! Chacun de vous, le sabbat, ne délie-t-il pas de la crèche son bœuf ou son âne pour le mener boire ?12.
Le bœuf et de l'âne se trouvent déjà dessinés dans les catacombes au début du IIIe s. Le thème est une tradition attestée dès le IVe s., consignée pour la première fois au VIe s. dans l'Évangile apocryphe du Pseudo Matthieu13, qui s'inspire d'un texte d'Isaïe détourné de son sens.
Or, le troisième jour après la naissance du Seigneur, Marie sortit de la grotte, entra dans une étable, et elle déposa l'enfant dans la crèche, et le bœuf et l'âne l'adorèrent. Ainsi s'accomplit ce qui avait été dit par le prophète Isaïe : le bœuf a connu son maître et l'âne la crèche de son maître. Ces animaux donc, qui avaient l'enfant entre eux, l'adoraient sans cesse. Ainsi s'accomplit ce qui avait été dit par le prophète Habacuc : Tu te manifesteras au milieu de deux animaux.
On remarquera que si, d'une façon générale, le retable de Haguenau s'écarte de textes écrits dans le cadre d'une civilisation pastorale, les animaux symboliques n'y manquent pas.
Par définition, les mages sont prêtres et astrologues, dans la Babylone antique, en Assyrie, puis dans l'Empire perse ; il n'y a donc rien d'étonnant qu'une étoile les ait guidés auprès de Jésus. Mais rien n'est écrit sur leur nature ou leur qualité de roi, ni sur leur nombre14. Ce n'est que par la suite qu'ils sont qualifiés de rois et leur nombre est fixé à trois15. Dans le Hortus Deliciarum, rédigé dans la seconde moitié du XIIe s., les Rois Mages sont tous des blancs; ce n'est qu'au XVe s. que Balthazar est devenu un homme noir.
- 1. Les anges sont des êtres incorporels, hiérarchisés, intermédiaires entre Dieu et les hommes. Ils existent dans les religions monothéistes, et n'ont pas de raison d'être dans les religions polythéistes car on y trouve une multitude de Dieux, un pour chaque cause.
- 2. Salut, (Marie) pleine de grâce, Dieu est avec toi. Lc 28.
- 3. Lc 1,35. Sur le retable d'Isseheim, on lit : Voici qu'une vierge concevra et enfantera un fils qui sera nommé Emmanuel.
- 4. Lc 2, 75-20.
- 5. Le pasteur est la première image symbolique de la chrétienté.
- 6. Les premières allumettes sont mentionnées dès 1530 sous le nom de bûchettes, fidibus ou chevronnettes, de petites tiges de roseau, de papier roulé ou de mèche de coton imprégnés de cire qui complétaient le briquet à silex.
Les premières allumettes chimiques étaient des tiges de bois plongées dans du soufre fondu. Elles s'enflammaient en présence d'une étincelle. Elles furent perfectionnées vers 1810 : une de leurs extrémités était trempée dans un mélange contenant du chlorate de potassium et du soufre. Elles s'enflammaient au contact d'un acide. - 7. Jn 1,45 et 6,42.
- 8. Lc 3, 23-38.
- 9. Mat 1, 1-17.
- 10. Voir son autobiographie de 1565.
- 11. Es, I, 3.
- 12. Lc, 13, 15. Jésus répond ainsi aux critiques des religieux qui ne comprennent pas qu'il ait guéri une femme un jour de sabbat.
- 13. Au chapitre 14, verset 14.
- 14. Mat 2, 1-12 et 13-18.
- 15. Guy Trendel.