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Causes physiques et historiques de la fondation et du développement de ces établissements.

Les auteurs anciens ont souvent noté que les Cyclades semblent former une ronde autour de Délos. C'est une observation juste. Ils auraient pu lui donner une portée plus grande, en remarquant que Délos occupe cette position centrale par rapport non seulement aux îles voisines, mais à l'ensemble de la mer Égée1. Les lignes suivies dans ces parages2 par la navigation se croisent toutes dans le voisinage, sorte de carrefour maritime où, forcément, les navires de passage affluent3.

Une autre cause accroît en ce lieu la densité de la navigation. Pour se rendre du sud vers le nord de la mer Égée, il faut emprunter l'un ou l'autre des chenaux séparant les Cyclades septentrionales, c'est-à-dire la passe d'Oro, entre l'Eubée et Andros, celle de Steno, entre Andros et Tinos, celle de Tinos, entre Tinos et Mykonos, enfin celle d'Icarie, à l'est de Mykonos4. Une seule est praticable en tout temps pour les navires à voiles : c'est la troisième5. Partout ailleurs, les vents du nord et les courants sud sont d'ordinaire si violents que les voiliers, même de forte taille, tentent souvent en vain le passage ; ils doivent faire un détour, pour emprunter le chenal entre Tinos et Mykonos. Or, celui-ci est tout proche de Délos.

Cette zone si fréquentée est aussi l'une des plus agitées de la Mer Égée. Les tempêtes y éclatent soudaines et violentes. Le vent du nord est habituel6 ; il s'élève d'ordinaire brusquement, pour atteindre en quelques heures une extrême intensité7. La navigation devient alors dangereuse8 ; les petits vaisseaux, et même les gros9, doivent renoncer à s'avancer davantage, pour chercher un refuge, où parfois il leur faut demeurer pendant plusieurs jours10.

Un port assez important a donc été de tout temps nécessaire dans cette région11. On ne pouvait l'installer à Naxos ni à Paros ; ces îles sont trop excentriques par rapport à la zone dangereuse12 et le régime des vents y est souvent sans corrélation avec celui qui règne plus au nord13. Il fallait donc qu'il fût établi à Syra, à Tinos, à Mykonos, à Rhénée ou à Délos, autant que possible dans celle de ces îles qui présente les meilleures dispositions naturelles14.

À Syra, la côte est peut seule entrer en ligne de compte ; l'autre ne donne pas sur cette zone fréquentée par les navires. Toutes les baies de cette côte est sont ouvertes et exposées. On a pu y créer un port au XIXe siècle ; mais il a nécessité des travaux considérables, impossibles à exécuter à l'époque grecque primitive. D'ailleurs, il n'est pas très sûr, surtout quand souffle le vent du nord-est15.

À Tinos, nous n'avons de même à considérer que la partie sud. Il ne s'y trouve pas de bon port. Les baies sont toutes mal protégées. Le vent de terre, particulièrement violent en cet endroit, et les « grains blancs », assez fréquents, rendent souvent la côte inabordable ou, du moins, d'accès très difficile16.

Mykonos possède de grandes baies, mais ou bien elles sont semées d'écueils17 ou elles manquent de fond18. La plupart s'ouvrent largement au nord ou au sud ; dans les premières, le vent s'engouffre sans obstacle et la tempête sévit comme en pleine mer ; les autres sont calmes, mais le vent de terre en rend l'accès assez difficile19 et il n'est pas toujours aisé d'en sortir. Le port actuel, installé dans une baie ouvrant à l'ouest, est agité. L'entrée et surtout la sortie en sont malaisées20 ; souvent on l'évite, pour mouiller plus au nord, à Tourlo, dans un petit golfe qui ne vaut guère mieux.

Reste le groupe constitué par Délos et Rhénée, où les conditions physiques sont bien meilleures. Entre les deux îles s’ouvre un chenal assez tranquille ; deux îlots, les Rhématiaria, y offrent leur abri. La mer y est moins forte qu’aux alentours et le gros temps moins à redouter. Les vaisseaux s’y engagent de préférence21, soit que, fuyant la tempête, ils arrivent par la passe de Tinos, soit que, n’ayant pu réussir à franchir celle-ci vers le nord, ils reviennent en arrière. Les deux côtes du chenal, sans être ni l’une ni l’autre excellentes, sont assez bien découpées et se prêtent à la création de bassins. C’était donc une zone favorable, où, tôt ou tard, un port devait s’établir.

Mais à quelle rive donner la préférence ? Il y a sur celle de Rhénée, au Lazaret actuel, une anse profonde et bien protégée contre le vent du nord, tandis que les baies de la côte délienne sont largement ouvertes ; les fonds sont aussi plus grands entre Rhénée et les Rhématiaria qu’entre ceux-ci et Délos22. En revanche, devant la côte de Rhénée, un courant sud assez fort se fait sentir23 ; le port du Lazaret est sûr, mais son mouillage est un peu profond24 ; par les grands vents du nord la mer y est assez forte et les petits bâtiments doivent y affourcher25 ; par les forts vents du sud, il est à peu près impossible d’en sortir26. Ce sont d’assez graves inconvénients auxquels il est difficile de remédier. Du côté de Délos, au contraire, le peu de profondeur n’était pas un obstacle pour les navires antiques, à faible tirant d’eau ; il facilitait l’établissement d’ouvrages artificiels destinés à protéger les baies trop ouvertes. Des deux rives du chenal, c’est donc celle de Délos qui offrait les conditions les plus favorables à l’aménagement d’un port.

D’autres faits d’importance secondaire contribuaient à cette supériorité. Les pêcheurs, venus parfois de très loin, ont toujours été nombreux dans le voisinage27. Le Cynthe dresse un excellent poste d’observation pour surveiller les alentours28 : avantage fort apprécié à une époque où pullulaient les pirates29. Il semble enfin qu’il ait été plus facile de faire de l’eau à Délos que dans les îles des environs. Ce n’est pas que celles-ci en manquent ; elles ont d’abondantes nappes souterraines et, l’hiver au moins, des rivières intermittentes. Mais celles-ci, débouchant au fond de baies peu accessibles, ne pouvaient être bien utiles30 ; quant aux eaux d’infiltration, on ne pouvait les atteindre qu’à l’aide de puits forés. À Délos, au contraire, des rivières, d’un débit, semble-t-il, assez abondant, aboutissaient au fond de baies d’accès facile : l’Inopos avait son embouchure à Skardhana ; une sorte d’oued analogue, qu’on voit encore réapparaître quelque peu en hiver, se terminait à Phourni. Il n’est pas douteux que leur présence, leur abondance, la facilité d’approche, la proximité des abris naturels qui se trouvaient dans le voisinage n’aient beaucoup contribué, dès l’origine, au succès du port de Délos31.

À la base de l’histoire de ce port, on trouve donc d’importants facteurs géographiques. Mais on aurait tort de les faire entrer seuls en ligne. Ils ont pu déterminer la localisation du port, en motiver la création : ils n’auraient pas suffi à lui donner toute l’importance qu’il a acquise un jour. Il faut faire aussi une part très large aux circonstances historiques. Quelles ont été celles-ci, c’est ce qu’il nous reste à examiner brièvement32.

Délos, d’abord centre du petit monde insulaire des Cyclades, connut ensuite une période brillante de prospérité comme sanctuaire commun des Ioniens insulaires et de ceux de la côte. C’était un lieu de panégyriques et de pèlerinages, que son caractère sacré rendait inviolable ; navigateurs et marchandises, surtout la marchandise humaine, y trouvaient abri sous la protection du dieu : Délos fut de bonne heure un grand marché d’esclaves. Le développement de la puissance maritime d’Athènes en fit ensuite un important entrepôt entre l’Ionie, la Thrace, la Crète et la Grèce. Pour le développement du port, c’était beaucoup. Mais pour qu’il prît tout son essor et profitât pleinement de sa position centrale, il fallait un élargissement du monde ancien. Les conquêtes d’Alexandre, en rapprochant l’Asie, l’Europe et l’Afrique, en multipliant les rapports entre elles, aboutirent à ce résultat. L’abaissement de Rhodes, la chute de Corinthe débarrassèrent les Déliens de rivaux dangereux et accrurent l’importance de la ville et du port. Ce fut l’escale obligée des navires qui, dans la Méditerranée orientale, se rendaient d’une partie du monde à l’autre, l’entrepôt de leurs marchandises, le centre du transit international. L’établissement des négociants italiens à Délos mit un comble à sa prospérité. Cette situation nouvelle devait faire naître bien vite des besoins nouveaux. L’ancien port ne suffisait plus ; il fallut construire d’autres bassins mieux outillés et mieux adaptés à ce grand rôle commercial qui commençait. Alors seulement, grâce aux faits d’ordre politique, les établissements maritimes de Délos purent pleinement profiter des avantages que la situation géographique de ce port lui conférait.

Légendes des illustrations :
Fig. 3 : Sondes sur l'emplacement de l'annexe du premier bassin (au 1/1000e, d'après Bringuier).

Planche I-IV : Les installations portuaires sur la côte ouest de Délos (utiliser la molette de la souris pour zoomer et la main pour vous déplacer sur la carte).

  • 1. Voy. V. Bérard, Les Phéniciens et l'Odyssée, I, p. 313-324.
  • 2. Encore aujourd'hui, les marins grecs s'arrêtent parfois à Délos sous le prétexte qu'ils ont fait la moitié du trajet d'un bord à l'autre de la mer Égée. Le 31 janvier 1909, un grand caïque a relâché à Délos, par beau temps ; comme on demandait au patron pourquoi il ne continuait pas sa route, il répondit qu'étant à mi-chemin de son voyage, il pouvait se reposer.
  • 3. Il n'y a, pour s'en rendre compte, qu'à observer la mer du haut d'un sommet de Délos ou de Rhénée. En un après-midi d'avril 1908, j'ai compté 5 vapeurs et 10 ou 12 caïques voguant soit du nord au sud, soit de l'est à l'ouest, et vice versa.
  • 4. Cf. les Instructions nautiques.
  • 5. Nous n'envisageons, bien entendu, que les conditions physiques pouvant influer sur la navigation à voiles.
  • 6. Instr. naut., p. 4. De février 1908 à février 1909, le vent du nord a soufflé pendant 203 jours, avec une force moyenne de 6, le maximum d'estimation étant 10.
  • 7. Par exemple, le 3 février 1909, au matin, le temps était calme ; le vent s'est levé vers 10 heures ; à midi, sa force pouvait être estimée à 9, le maximum étant 10 ; la longueur des vagues atteignait entre Délos et le petit Rhématiaris une quarantaine de mètres ; leur hauteur était d'environ 2m, leur vitesse de translation de 3m à 4m par seconde.
  • 8. Cf. Instr. Naut., p. 13 : « La navigation dans l'Archipel, bien que relativement facile, demande une attention constante ; il est en effet prudent d'avoir toujours un port à l'abri duquel on puisse se réfugier si un coup de vent se lève brusquement. L'atmosphère dans ce cas devient fréquemment si obscure qu'au milieu de ce labyrinthe d'îles il est souvent impossible d'éviter la terre avant de s'en trouver à distance dangereuse. »
  • 9. Lors de la tempête du 3 février 1909, deux grands bricks russes ont été poussés par le vent entre Délos et Rhénée ; ils n'ont même pas pu pénétrer dans le port du Lazaret, à côté duquel ils sont passés, et n'ont réussi qu'à grand peine à se réfugier dans une anse ouverte et mal abritée.
  • 10. Lors des tempêtes d'automne, il n'est pas rare de voir à la fois à Délos jusqu'à 8 ou 10 caïques.
  • 11. Ces raisons ont été indiquées déjà par M. Homolle pour expliquer l'existence très ancienne d'un port à Délos (Arch. des Missions, 1886, p. 425).
  • 12. Les « grains » sont surtout fréquents entre Syra et Mykonos ; au sud, ils ne vont pas jusqu'à Paros.
  • 13. J'ai observé en mai 1908 un caïque qui, au nord de Paros, était poussé par le vent du sud, celui du nord régnant à Délos.
  • 14. Il va sans dire que de petits ports ont pu exister dans chacune de ces îles ; mais le meilleur devait prendre vite l'avantage.
  • 15. Inst. naut., p. 198.
  • 16. Ibid., p. 195 : «  Il arrive souvent que la mer, sur plus d'un kilomètre, soit agitée au sud de Tinos, alors qu'ailleurs règne la bonace. Il faut longtemps pour qu'un voilier aille, par exemple, de Mykonos à Tinos ; si le vent est faible, il n'avance que lentement ; s'il est fort, il risque de dériver. »
  • 17. Par exemple, la baie de Panormos, au nord.
  • 18. Dans la baie de Platy-Yalo, au sud, les caïques doivent mouiller à plus de 50 mètres de la côte, faute de fond.
  • 19. En août 1909, nous avons vu 3 grands caïques venus du S. E. essayer en vain de gagner une des baies du sud de Mykonos ; ils ont dû rebrousser chemin vers le sud.
  • 20. Par fort vent du nord, il est même quelquefois impossible de quitter le port ; on est toujours rejeté du côté du môle.
  • 21. Ils évitent, en effet, autant que possible le chenal entre Délos et Mykonos ; le courant y est bien plus fort, les vagues beaucoup plus mauvaises ; les côtes enfin offrent moins d’abris.
  • 22. Voy. la carte de Délos au 1/10,000e (avec sondes) publiée dans l’Exploration archéologique, Introduction (pl. I), ainsi que le carton de situation au 1/200,000e.
  • 23. Instr. naut., p. 201.
  • 24. Ibid., annexe, p. 43.
  • 25. Instr. naut., p. 200.
  • 26. Renseignement fourni par les bateliers du pays.
  • 27. Cf. les textes anciens cités par Lebègue, Recherches sur Délos, p. 291. On pêche encore sur les côtes de Délos divers poissons et surtout des poulpes et des éponges. On y rencontre au printemps et à l’automne de vraies flottilles de caïques épongiers.
  • 28. Cf. Homolle, Arch. des Missions, 1886, p. 425.
  • 29. Une colline de Rhénée, au sud, sert aujourd’hui encore de guette aux contrebandiers. Délos était sous la domination turque une des principales stations des corsaires de l’Archipel, attirés par les mêmes causes qui l’avaient déjà recommandée aux navigateurs primitifs.
  • 30. Tel est le cas, par exemple, pour les torrents de Mykonos.
  • 31. V. Bérard (op. cit., p. 184, 319) a très justement mis en valeur le rôle primordial de l’« aiguade » dont Délos était pourvue. Mais il a eu tort de l’identifier avec le trou d’eau que Tournefort prenait pour l’Inopos et qui servait, de son temps, dit-il, à ravitailler en eau les flottes de l’Archipel. Tournefort, égaré sans doute par les rapports de ses guides, s’est mépris sur l’importance d’une petite mare fort peu profonde, à sec l’été. M. Cayeux a démontré cette erreur en retrouvant l’Inopos dans la rivière qui se jetait primitivement à Skardhana.
  • 32. Cf. Lebègue, Recherches sur Délos, p. 312 sqq. ; Homolle, Arch. des Missions, BCH, 1896, p. 428 : Jardé, BCH, 1905, p. 39 sq.