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Chronologie des établissements maritimes.

Un examen, même sommaire, des différentes parties du port et de leur liaison, montre vite que, pour logique et bien compris qu'il paraisse à l'état définitif, on ne l'a pas conçu ni bâti en une seule fois. Il a suivi l'évolution de la cité délienne, agrandi et perfectionné à mesure qu'elle croissait et s'embellissait1. Dans la ville, aux époques successives, les bâtiments ont été édifiés les uns par dessus les autres, chaque couche se superposant à la précédente. Dans le port, au contraire, on a créé des parties nouvelles sans détruire les anciennes ; on a juxtaposé, non superposé. Aussi l'on peut aujourd'hui encore discerner, sous l'apparente unité du plan, les apports des différents siècles. Entre les éléments anciens et récents, la liaison n'est que factice.

Les indices sont nombreux de la diversité des époques : murs accolés et non liaisonnés, bâtis, dans des conditions identiques, avec des matériaux et dans des conditions différents ; limites anciennes de quais engagées dans des remblais postérieurs qui les masquent ; structure des remblais variable suivant les points ; écart parfois considérable entre les dalles, des débris archéologiques que l'on y rencontre. Tout cela permet d'établir une chronologie relative avec une suffisante approximation.

Mais il est possible d'aller plus loin, de fixer, pour quelques parties du port, sinon pour toutes, des dates assez précises, ou, du moins, enfermées entres des limites rapprochées. Les textes littéraires fournissent peu de données2 ; dans les comptes des administrateurs du sanctuaire délien, on ne trouve, à ma connaissance, que des mentions rares et trop vagues pour qu'on puisse en tirer grand parti3. Mais l'histoire permet de placer à une époque déterminée la grande extension du port de Délos4. Certains des objets découverts dans les remblais, et qui en sont comme les fossiles caractéristiques, fournissent dans bien des cas une limite inférieure ou supérieure des temps5. Surtout, les inscriptions retrouvées en place au milieu des établissements maritimes, antérieures6 ou postérieures7 à leur construction, ou contemporaines8, font qu'on peut parfois suffisamment préciser l'âge de ces ouvrages9.

La partie la plus ancienne est sans contredit le grand môle. Les conditions physiques, sur la côte ouest de Délos, sont telles, nous l'avons vu, qu'une baie assez vaste, mais très ouverte, ne pouvait y constituer même une rade foraine10. Pour qu'un port pût être créé, il fallait d'abord qu'une digue ou un môle brisât la vague et arrêtât l'apport des matériaux de comblement : tel a été précisément le rôle du grand môle, l'élément indispensable à la création du port et le plus ancien.

Précisément, en face de cet ouvrage, sur le bord de la mer, on a retrouvé une très ancienne bourgade11 ; le port en était le centre et sa présence avait déterminé le choix de cet emplacement. Les trouvailles de céramique permettent de faire remonter cet établissement au moins jusqu'à l'époque géométrique. Il y a tout lieu de croire que, dès ces temps reculés, le grand môle existait déjà. L'appareil de l'ouvrage, simple amas de blocs tout-à-fait bruts, entassés par de faibles profondeurs, est d'accord avec cette hypothèse. Il se peut qu'il ait subi des réfections postérieures, mais, sous sa forme originelle, il est certainement très ancien.

Le second en date des ouvrages du port est bien plus récent. C'est une sorte de plate-forme, mi-terrasse et mi-débarcadère, située en avant et en contre-bas de la terrasse du téménos. On l'a, par la suite, comprise dans le système général des quais. Le remblai de cette plate-forme n'est pas, comme celui des restes des quais, à base de terre, mais de cailloux ; les débris céramiques, abondants aux environs, sont ici très rares ; on peut en dater quelques-uns, qui semblent archaïques, et non hellénistiques, à la différence des parties voisines du quai.

A l'intersection de ce quai et de celui qui précède la face ouest du Portique de Philippe, on a trouvé en place un gros bloc, qui faisait partie des fondations. De dimensions plus considérables que ceux qui l'avoisinent12, il les dépasse tous vers l'intérieur ; deux ou trois fragments situés en arrière paraissent avoir continué vers l'est (fig. 35) un retour du mur de mer, à la hauteur de l'extrémité méridionale de la terrasse du téménos. Y avait-il au nord une terminaison analogue ? C'est probable. Les fouilles n'ont pas permis de la découvrir ; mais on peut, en observant ici encore la différence de structure des remblais, la situer un peut au nord du Monument aux hexagones13 vers l'angle nord-est du premier bassin14.

Cette partie est antérieure en date au reste des quais15 : car, au sud, le mur de mer situé devant le Portique de Philippe vient buter contre l'angle du mur de mer qui précède la terrasse du téménos. Mais elle ne peut être plus ancienne que la terrasse elle-même. Est-elle de beaucoup postérieure ? C'est douteux : à cette grande terrasse on a dû adjoindre à bref délai un débarcadère. Il se peut, vu la différence des remblais, que les deux constructions ne soient pas contemporaines, mais la logique et l'absence, dans la seconde, de tout débris de poterie récente empêchent d'admettre qu'un intervalle de temps considérable les sépare. La partie nord de l'Agora de Théophrastos, faite d'un remblai analogue, où l'on a trouvé, au nord-ouest, quelques tessons d'époque archaïque (géométriques), peut dater du même temps.

Nous arrivons à l'époque où fut aménagée la plus grande partie du port de Délos. Toute la région méridionale de l'Agora de Théophrastos, l'Agora du sud, le quai placé devant le portique de Philippe et celui qui borde les premiers magasins jusqu'au môle 4, sont d'un remblai identique : il est caractérisé, au point de vue de la composition, par la très forte prédominance de la terre sur les cailloux ; au point de vue archéologique, par l'abondance des tessons de vases à reliefs et des anses d'amphores timbrées16. Il est vrai que le mode de protection de ce remblai contre la mer varie : devant l'Agora de Théophrastos, c'est un simple amas d'enrochements ; ailleurs, c'est un mur de mer bien édifié, dont l'apparence diffère légèrement suivant les endroits17. Mais cela n'empêche pas ces diverses parties d'être contemporaines. L'emploi des enrochements est dû à la faible profondeur, à la tranquillité des eaux de la partie nord du premier bassin ; les disparates de l'appareil des autres murs de mer peuvent s'expliquer par la diversité des matériaux ou par des différences de chantiers. Si les quais du Portique de Philippe et de l'Agora du sud n'étaient pas de la même époque, il y aurait quelque part un retour : on n'en a trouvé nulle trace. On conçoit du reste mal un plan qui eût arrêté le quai devant le milieu du Portique de Philippe, pour ne laisser qu'une plage devant sa moitié sud. Enfin, l'inscription de Théophrastos semble attribuer au même temps l'édification de la plupart des quais entourant le port18.

Le quai parallèle au portique qui, à l'ouest, a été ajouté à celui de Philippe, ne peut guère être plus ancien ; il n'est certes pas antérieur à l'inscription du IIIe s. réglant la vente du bois et du charbon, découverte en place à un niveau inférieur à celui du quai19. Tous ces ouvrages, contemporains les uns des autres, sont, d'autre part, antérieurs à certains monuments honorifiques, élevés sur ces emplacements, qui portent des inscriptions du début du Ie s.20. Ces seuls indices permettraient d'en placer la construction au cours du IIe s. ; mais il est impossible de préciser davantage. L'inscription du monument élevé à l'épimélète Théophrastos lui fait honneur de la construction de l'agora et des ouvrages maritimes entourant le port21. Il est naturel de supposer que ce monument s'élève au milieu des travaux dont il était destiné à perpétuer le souvenir. Les établissements maritimes dont nous avons à fixer la date ont donc été édifiés au temps où Théophrastos était épimélète, c'est-à-dire entre 126 et 124 av. J.-C.22. Le petit môle, d'appareil analogue, est sans liaison avec l'Agora du sud. On a dû apercevoir très vite la nécessité de cet ouvrage ; il ne peut être de beaucoup postérieur au reste.

A la même période semblent appartenir aussi les quais et les bassins du sud, quoique leur structure interne ne soit pas la même que celle des parties que nous venons d'examiner. Ici, les « fossiles archéologiques » sont trop rares pour donner aucune indication de date23. Mais il est vraisemblable que ces constructions sont postérieures à celles du nord, ou en sont tout au plus contemporaines. Comme le port s'est évidemment agrandi, ainsi que la ville, du nord au sud, elles ne peuvent avoir été entreprises qu'à l'époque de la grande prospérité commerciale de Délos, c'est-à-dire au IIe s. ou au début du Ie, avant que le sac de la ville par les soldats de Mithridate et les incursions répétées des pirates l'eussent plus qu'à demi ruinée.

Un fait précis corrobore ces inductions. En 67 av. J.-C., C. Triarius, légat romain, fortifie la ville. Or, au-dessus des magasins édifiés sur le môle 4, visiblement ruinés, peut-être même rasés24 dès l'époque antique, on a retrouvé un long fragment de mur25, sans ouverture, large de 2m 60, bâti avec des matériaux de toute nature, parmi lesquels des marbres provenant d'édifices voisins, notamment d'exèdres ; il est fort analogue au mur de défense qui s'élève à l'est de l'Agora des Italiens et du lac et qui, après avoir rejoint la Palestre de granite, aboutit à Skardhana. L'attribution de celui-ci à Triarius n'est pas douteuse26. Le mur du môle 4 appartient, selon toute apparence, au même système. Dès 67, on avait donc renoncé aux magasins du sud pour restreindre le port presqu'aux seuls établissements de ses débuts. Les ouvrages de la zone méridionale auraient donc été édifiés entre l'époque de Théophrastos et celle de Triarius, c'est-à-dire dans le dernier quart du IIe s. ou le premier du siècle suivant. C'est aussi, semble-t-il, l'époque où les magasins situés sur ces quais ont été bâtis, ou, tout au moins, ont pris leur aspect définitif.

Tout n'est pas d'ailleurs du même temps dans les ouvrages conservés de cette partie. Il se peut que les bassins et quais aient été construits ensemble, mais l'état primitif n'a pas longtemps subsisté. La largeur des quais a bientôt été modifiée. Les traces de ces remaniements qu'on observe à peu près partout, sont particulièrement nettes devant les magasins du quatrième bassin, où le quai est mieux conservé qu'ailleurs (fig. 36, 37, 38).
A l'état définitif, nous trouvons là une rangée de boutiques en façade des magasins, précédées d'un quai, large de 3m 45 ; devant le quai, des bornes d'amarrage sont maintenues en avant, semble-t-il, par des enrochements. Si l'on examine le mur extérieur des boutiques, on constate que les fondations sont formées par d'énormes blocs de gneiss ou de granite, parfois larges de plus d'un mètre, alors que l'épaisseur du mur ne devait pas dépasser 0m 60 à 0m 7027 ; en arrière, sur une largeur d'environ 3m 20, d'autres enrochements s'étendent jusqu'aux fondations d'un mur rasé. A l'aplomb de ce mur détruit, les murs latéraux présentent, en élévation, les traces certaines d'un remaniement (fig. 37) ; primitivement, ils ne dépassaient pas ce mur, qui formait façade ; les enrochements placés en avant appartenaient non pas au sol des boutiques, mais au quai. La limite de cet ancien quai se trouve à la place où l'on a bâti la nouvelle façade des magasins. Il a donc fallu, dans ce second état, construire un nouveau quai. Les bornes d'amarrage sont un troisième état, sans quoi on les eût prises dans la masse du quai, au lieu de les adosser simplement à son bord extérieur.

Ailleurs, les lignes des quais sont moins nettes, mais partout on observe que la façade des magasins a été portée en avant, au dépens de la largeur du quai28. Comme il faut admettre entre ces modifications un certain intervalle de temps, on se trouve conduit à placer la construction première de ces édifices au début de la période que nous avons déterminée, donc vers le 3e s. quart du IIe siècle. Faut-il les attribuer aussi à Théophrastos ? Nous l'ignorons.

A l'époque archaïque, c'est une vaste baie29, protégée au nord par un môle, et largement ouverte au sud. Aucune trace de quais n'a été retrouvée ; les constructions contemporaines, proches de ce rivage, n'étaient guère au-dessus du niveau marin ; entre elles et la mer s'étendait une plage sur laquelle on halait les embarcations.
Au début de la période classique, l'embellissement du sanctuaire a motivé une première transformation. Pour compléter la terrasse du téménos et en rendre l'accès facile, on a construit au long de cette terrasse un premier tronçon de quai, sur remblais, destiné à servir de débarcadère. Au nord, comme au sud, on a vraisemblablement laissé subsister la grève, où se tenait l'agora.

Un grand changement s'accomplit dans la première moitié du IIe siècle. Délos, jusqu'alors, n'était guère qu'un centre religieux ; elle prend tout à coup une importance commerciale de premier ordre, et, pour un temps, va devenir en Méditerranée orientale une sorte de capitale économique. Des négociants venus de partout s'y installent ; les navires y affluent de tous pays. Un port petit et mal outillé ne peut plus suffire. C'est alors que le premier bassin est complété par l'adjonction de quais, parfois épanouis en larges agoras. Au sud, des magasins et des entrepôts sont établis. On crée devant ces édifices, au moyen de remblais, tout un système de quais et de bassins. Le port de Délos prend ainsi son aspect définitif.

Planche I-IV : Les installations portuaires sur la côte ouest de Délos (utiliser la molette de la souris pour zoomer et la main pour vous déplacer sur la carte).

Légendes des illustrations :
Fig. 35 : Retour ancien du quai devant le Portique de Philippe.
Fig. 36 : Le quai au fond uquatrième bassin. Vu du sud. (A, B : rebord du premier quai. Les bornes C, D, E, F marquent le bord du deuxième quai. On ne voit pas, en avant, les enrochements du troisième état).
Fig. 37 : Profil des quais successifs, en avant du Magasin des colonnes (au 1/100e=. AA' : première façade des boutiques ; BB' : 2e façade des boutiques ; AB : premier quai ; BC : deuxième quai).
Fig. 38 : Magasins, au fond du troisième bassin. (A, b : façade primitive. Les deux pilastres, au second plan, à gauche, appartiennent à une façade d'époque postérieure ; l'appareil du mur latéral en est plus négligé). 


  • 1. Cf. ce qu'a dit Jardé de l'extension progressive du quartier marchand (BCH, 1905, p. 38 sq.).
  • 2. Le texte si souvent cité de Strabon (X, 5, 4) ne nous livre sur ce point aucune précision.
  • 3. Cf. Jardé, BCH, 1905, p. 39 ; n. 3. Nous croyons que les textes cités font allusion non pas à la construction du grand môle, mais soit à sa réparation, soit à l'édification d'un autre ouvrage, môle ou remblai de quai, auquel pourrait aussi s'appliquer le terme χώμα.
  • 4. Cf. Homolle (BCH, 1884, p. 124 sq.) et Jardé (BCH, 1905, p. 35 sqq.).
  • 5. Par exemple, les anses d'amphores de l'Agora de Théophrastos.
  • 6. Le règlement sur la vente du bois et du charbon.
  • 7. La base de Sylla.
  • 8. La base de Théophrastos.
  • 9. Des textes cités par Jardé (loc. cit., p. 38) visent des maisons situées près de la mer, mais ne se réfèrent pas de façon assez sûre à des parties définies et connues des établissements maritimes pour qu'on en puisse tirer parti.
  • 10. [Cette vaste baie n'existait pas. (Observation de M. Cayeux].
  • 11. Cf. Comptes rendus Acad. Inscr., 1909, p. 403.
  • 12. Il mesure 2m normalement à la direction du quai ; les autres ne dépassent guère 1m.
  • 13. Ou « Monument aux nids d'abeilles ou « aux alvéoles ».
  • 14. Au nord, on trouve, en effet, des remblais de même type que ceux de l'Agora de Théophrastos, caractérisés par une très grande quantité d'anses d'amphores timbrées.
  • 15. La construction des quais en plusieurs temps résulte avec la plus grande évidence des observations relevées par M. Cayeux au cours des fouilles dans le grand bassin, en 1908].
  • 16. Les anses d'amphores dominent dans l'Agora de Théophrastos ; ailleurs, ce sont les débris de vases.
  • 17. Les blocs sont plus irréguliers devant l'Agora du sud que devant le Portique de Philippe.
  • 18. [P. Roussel, Délos, colonie athén., p. 300, (1916), conclut, au contraire, à ce sujet : « Il s'en faut que Théophrastos ait ceint le port sacré de quais et de jetées ; et l'on est à peu près inhabile à déterminer la part exacte qu'il faut lui assigner dans ces œuvres disparates... Reconnaissons à tout le moins que l'épimélète ne peut revendiquer à la fois la construction de deux quais et d'une jetée où l'examen nous révèle, à défaut de dates précises, des différences de technique et d'autres particularités, bien propres à faire écarter l'hypothèse selon quoi tous ces travaux seraient contemporains. »]
  • 19. BCH, 1907, p. 50.
  • 20. Une base avec dédicace à Sylla, au nord du Monument aux hexagones, est des environs de 85 (Hatzfeld, BCH, 1912, p. 124 sqq.) ; les dédicaces de l'Agora du sud sont antérieures à la guerre de Mithridate (ibid., passim).
  • 21. BCH, 1884, p. 123 sq. : « Θεοφράστου... κατασκευάσαντα τήν άγοράν και τά χώματα [τα] περιβαλόντα τωι λιμένι ». L'inscription semble attribuer à Théophrastos l'ensemble des ouvrages du port ; elle exagère, puisque ceux-ci existaient auparavant.
  • 22. [Sur la date de l'épimélie de Théophrastos, voy. P. Roussel, op. cit., p. 105].
  • 23. Il s'agit, bien entendu, des quais et non des magasins en arrière ; a priori, ils ne sont pas de toute force contemporains.
  • 24. La très faible hauteur des parties conservées des murs est presque uniforme.
  • 25. Voy. la planche I-IV.
  • 26. Proposée depuis longtemps par M. Stavropoullos, elle a été confirmée par la fouille de la « Palestre de granite » ou « vieille palestre ».
  • 27. C'est l'épaisseur ordinaire des murs de maisons et de magasins.
  • 28. Nulle part, du troisième bassin jusqu'au cinquième, les murs des boutiques situées en avant des magasins ne sont liaisonnés avec les autres murs ; ils sont parfois appuyés contre des enduits antérieurs (fig. 38).
  • 29. L'exploration géologique a montré que la mer s'enfonçait alors assez profondément dans les terres, empiétant sur les emplacements des agoras et des portiques. Cf. Cayeux, Fixité du rivage de la Méditerranée...