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Zingzang, le lieu du secret.
Chaque bourgade possède sa société secrète du poro (fig. 10) et un bois sacré, le zingzang (fig. 9), où se pratique l'initiation, le tyologo. Personne n'a jamais osé y toucher. Les photos anciennes sont très rares, celles du Père Knops datent de 1935. Bien des Senufo modernes ignorent les faits dont témoignent ces documents. Ils ne sont plus initiés ou bénéficient d'une initiation de complaisance. Ils n'héritent donc plus de l'ancienne fierté rude et exigeante des ancêtres. Ainsi va le temps pour toutes les cultures qui aspirent naturellement à la modernité.
L'initiation des hommes s'effectue par cycles successifs de sept ans, dans la société du poro. L'acquis élémentaire est reconnu vers 20-25 ans. Il donne lieu à une fête de promotion initiatique. Ce jour-là les initiés se griment en femmes pour aller insulter les anciens qui, bien sûr, restent stoïques.Les trois premiers mois de leur cycle initiatique, les hommes sont nus et cantonnés dans le zingzang, la forêt sacrée dont l'accès est strictement interdit aux profanes. Les séances, le plus souvent nocturnes, ont pour but la formation des postulants qui apprennent en langage codé la pratique d'instruments et de chants étiologiques, réservés à chaque degré d'initiation (il y en a sept). Ils sont progressivement initiés aux masques du poro comme kafigueledjo, le justicier encapuchonné (fig.11), ou ceux de leur lignage, comme les webele1, les cracheurs de mauvais sorts, de feu ou de mort mais aussi chasseurs de tout mal. Ils sont ambivalents (fig. 12). Sous l'autorité de l'initiateur niangifolo (fig. 13 à 15), ils subissent des épreuves très douloureuses dont un jeûne strict de 7 jours. Celui qui décédait était déclaré « mangé par le zingzang », la forêt sacrée. Les postulants sont corvéables pour les cultures appartenant aux chefs, assurent les funérailles, creusent les tombes, font les pompiers en cas d'incendie. Bien entendu, à chaque mauvais pas ils sont sévèrement sanctionnés par les anciens qui profitent et abusent parfois de leurs privilèges. Mon collègue Pierre Boutin explique parfaitement le sens des violences initiatiques.Le monde intermédiaire entre la brousse et le village : le bois sacré, est le lieu d'émergence d'une violence particulière. L'ascension sociale est, chez les Sénoufo, linéaire et échelonnée. Dans ce système de classes d'âge, chaque promotion reçoit des dénominations successives se référant aux grades par lesquels elle passe. Le passage à l'état adulte ne relève pas d'un processus biologique continu de maturation, mais de d'actes rituels ponctuels, appropriés : des enfants entrent dans la forêt et des adultes en ressortent. Les rites de passage intègrent des épreuves initiatiques : leur franchissement marque l'accession à un stade supérieur. L'initiation est placée sous le signe du travail et de la souffrance. Ce labeur est épuisant : il « brise l'homme ». Il procède d'une double opération : du travail rituel des aînés sur les cadets et de l'œuvre de transformation, presque ascétique, de l'initié sur lui-même. Cet aspect déstructurant de l'initiation est tellement évident que nagalaga, « ce qui détruit l'homme », est devenu le nom propre de certaines initiations du sud Mali. L'initiation, au cœur du bois sacré, n'a pour seuls témoins que les promotions supérieures et les impétrants eux-mêmes. Les non initiés (femmes et enfants) n'en perçoivent que l'écho sonore (cris, coups de fouet, vrombissement des rhombes ou rugissement des tambours à friction). La réclusion des mères marque leur rôle rituel : prise du deuil des enfants qui sont morts et « couvade » pendant la gestation des nouveaux hommes.
Les enfants de la « vieille femme », les initiés d'une même promotion, sont, en principe, égaux, unis et semblables comme des jumeaux. La faute de l'un rejaillit sur tous et est nécessairement punie par le groupe entier. Cette menace favorise l'autodiscipline. Théoriquement, les membres de tous les lignages devraient pouvoir exercer toutes les fonctions, s'ils en ont les capacités. En dépit de ce principe, « certains sont plus égaux que d'autres » et les lignées fondatrices se réservent certaines fonctions clés. Cette prééminence n'est jamais acquise car il faut pouvoir présenter des candidats à chaque promotion. L'agression sorcière dans le bois sacré dissimule parfois des luttes pour la conquête de ce lieu stratégique du pouvoir local.
Les sévices s'exercent ordinairement sur la promotion inférieure, la protection est exercée par les générations supérieures non adjacentes. Chez les Sénoufo, le corps de l'initié n'est marqué ni par la circoncision ni par des scarifications particulières, pourtant, sa « mémoire corporelle » est activée par des blessures qui, pour être symboliques, n'en sont pas moins douloureuses. La première phase de ces « inscriptions corporelles » est le solde des dettes avec les générations supérieures : tous les manquements et méfaits sont rappelés et sanctionnés par des coups ou amendes tarifés. Les épreuves physiques varient beaucoup (bois sacrés, villages et sous-groupes ethniques ont leurs spécificités), mais elles répondent à des objectifs précis.
Bains froids et veillées nocturnes visent à l'endurcissement des initiés et se réfèrent à l'ancienne fonction militaire. La nudité initiatique évoque leur état de prime enfance. Elle vise aussi à les déstabiliser avant qu'il soit procédé à la reconstruction de leur personnalité. L'administration de substances émétiques et laxatives procède d'un travail rituel. Ce n'est pas pour le simple plaisir de les voir «se vider par les deux bouts» qu'on fait boire aux initiés l'huile de « Carapa procera ». Les femmes l'utilisent ordinairement pour fabriquer le savon traditionnel ou, en faible quantité, pour purger les enfants. Très clairement, on veut nettoyer le ventre des « étrangers » des saletés du dehors avant de produire les « enfants du village ».
Certains épisodes rituels renvoient à un processus de renaissance : se glisser nu à travers un passage resserré, ramper dans la boue. Des séances de bizutage marquent le point final d'un stage. Les tests d'entrée passés, les candidats, un par un, sont coincés dans les épines puis recouverts d'une substance urticante : poils de « Mucuna pruiens ». Pour calmer la démangeaison, ils quittent en courant le lieu de l'initiation à la recherche d'un point d'eau pour se laver. Cette fuite forcée marque la réintégration villageoise.
Si certains sévices paraissent, pour un observateur occidental, relever de la maltraitance pure, on ne doit pas oublier qu'il s'agit souvent de tests de rapidité de réaction, de force ou de sagacité. Un débile léger ou un handicapé sera investi de responsabilités adaptées à son niveau. Par exemple, alors qu'ils se préparent à partager une jarre de bière de mil pimentée, on ordonne aux initiés d'y plonger la tête pour en retirer une bague avec les dents. Les astucieux se rappelleront qu'ils portent, suspendu à la ceinture, un petit récipient de beurre de karité. En mettre sur les yeux atténue la démangeaison et permet de réussir l'épreuve.
D'autres brutalités apparentes sont des préalables à un apprentissage. Les aînés tendent aux cadets une calebasse et leur disent de lancer avec force de l'eau sur l'un d'eux. Le premier qui s'y hasarde ne fait qu'éclabousser. Il a la surprise de recevoir en retour ce qu'il croit être un coup de fouet. C'est en fait l'eau d'une calebasse projetée avec violence dans un mouvement tournant du corps. Le candidat apprend par cette flagellation que « l'eau froide brûle plus que l'eau chaude ». Lors de l'apprentissage de la langue initiatique, l'attention peut être stimulée par une position inconfortable ou des coups de badine. Ce procédé coercitif est spécialement utilisé par les sociétés traditionnelles lorsqu'il s'agit de connaissances latentes, qui ne sont pas ravivées par un usage quotidien, mais qui doivent être rappelées. Si la violence n'est pas prévenue, elle risque de déborder dans le champ social. Les sociétés traditionnelles africaines ont des structures spécialisées de gestion interne des conflits. Gérer rituellement une contradiction, la mettre en scène, permet une distanciation qui évite les antagonismes.
Pour les Nafara et les Kouflo, l'emblème principale du poro est un masque de bovidé fixé à l'avant d'un structure de bambous et de lianes formant une carcasse demi cylindrique recouverte d'une toile de jute. Elle est décorée d'un damier ou de cocardes indigo et blanc, parfois noir, blanc et indigo. La structure comporte une queue en fibres végétales. Bien que le Senoufo ne soit pas berger, le bœuf ou la vache sont l'étalon traditionnel de la richesse du village, le « compte en banque ». Kahgba (fig. 16) est plus répandue dans le Sud du pays nafara ; chez les Kouflo de Dikodougou, c'est une vache animée par deux danseurs, sa tête est portée horizontalement. Pour avoir vu la danse de kahgba, lors d''une visite au village pour se désaltérer, je peux dire que c'est une splendeur ! Nasolo est un taurillon qui n'est porté que par un seul danseur, il porte la tête en position frontale. Sa danse est très acrobatique. Ces masques sont escortés par des personnages encapuchonnés : vine, qui parle à travers un mirliton, est le maître de cérémonie, et sorma, vêtu de noir fait office de garde du corps (fig. 17)2. La vue de tous ces masques pouvait autrefois entraîner la mort de ceux qui sont irrespectueux de la tradition, et les femmes pouvaient en devenir stériles .