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L’église du prieuré St-Maur à Bleurville

Le pays qui s'étend entre les sources de la Meuse et de la Saône fut jadis à la jonction de domaines seigneuriaux temporels et spirituels, avec l'inextricable morcellement territorial qu'engendraient leurs rivalités : Francie et Lotharingie, États de Bourgogne et duché de Lorraine, évêchés de Toul et de Besançon... Les provinces de Lorraine, de Champagne et de Franche-Comté se rejoignent ici et, de nos jours, les départements des Vosges, de Haute-Saône et de Haute-Marne, qui tout trois appartiennent à une région différente. Autrefois lieu de passage et de relations intenses, c'est à présent une contrée champêtre et paisible où le visiteur découvre bien des vestiges de cette ancienne prospérité.

Une translation mystérieuse
En 766, le prêtre Berthaire et son neveu le diacre Athalein, en route pour les tombeaux des saints Pierre et Paul à Rome, furent assassinés par des gens de Menoux1. On retrouva leurs corps décapités près de Saint-Rémy. Les têtes furent remontées des eaux de la Lanterne par un pêcheur qui les prit dans ses filets et les porta à l'abbesse de l’abbaye de Faverney. Celle-ci rassembla les corps des voyageurs infortunés et les fit ensevelir sur le lieu-même du crime, dans une chapelle qu'elle construisit pour eux. L’endroit prit le nom de Saint-Berthaire et devint un lieu de pèlerinage.

Au cours du Xe s., le clerc Mérannus fit transférer chez lui, à Bleurville, les reliques des deux pèlerins . Il semble que l'on profita de la nuit pour mener l'entreprise à bien2. Il édifia une chapelle de bois pour les abriter ; le pèlerinage reprit et grandit en renommée. Dans la première moitié du XIe s., Raynard, comte de Toul et seigneur de Fontenoy-le-Château et Bleurville, fit bâtir sur l'édifice de Mérannus l'église abbatiale Saint-Maur ; il y installa un monastère de bénédictines3 auxquelles il confia la vénération des saints martyrs4.

Un déclin inexorable
Malheureusement, St-Maur devait pâtir de l'avidité de ses « bienfaiteurs », et peut-être aussi de la gestion du pèlerinage par les religieuses. Elles quittent le monastère en 1128, moins d'un siècle après sa fondation. Commence un long et terrible déclin : délabré, St-Maur passe dans la dépendance de l'abbaye Saint-Mansuy de Toul, qui le réduit au statut de prieuré et y envoie des moines. Il subit de graves déprédations durant la Guerre de Bourgogne5. Après un incendie au tournant du XVIe s., de grands travaux sont néanmoins entrepris : on installe notamment des voûtes gothiques sous les plafonds de l'époque romane. Nouvel incendie en 1627. Deux ans plus tard, St-Maur est rattaché au prieuré de St-Nicolas-de-Port qui en utilise les revenus pour restaurer la basilique St-Nicolas et construire la primatiale de Nancy. Bleurville est plusieurs fois est mis à sac durant la Guerre de Trente Ans. Le prieur de St-Nicolas porte alors à St-Maur un coup de grâce incompréhensible : en 1671, pour mettre fin aux reproches des habitants qui se plaignent du retard des réparations, il fait abattre tout l'ouest de la nef ! L'édifice en est défiguré. La restauration qui commence enfin en 1704 réduit encore la hauteur de l'église et celle de son clocher. A la Révolution, la propriété est vendue au titre de bien national à un paysan qui fait de l’église une grange et garde le logis comme habitation. Ce n'est qu'en 1973 que l'abbé Paul Pierrat put racheter les bâtiments et entreprendre une campagne de sauvetage.

Retrouver la beauté disparue
Il est bien difficile de se représenter cette église telle qu'elle pouvait être avant 1671. Nous entrons actuellement dans les deux dernières travées qui subsistent de la nef ; les bas-côtés ont disparu et les entrecolonnements ont été murés ; le transept et l'abside du chœur sont réduits à leur plus simple expression. Pourtant, un peu d'imagination permet de restituer un édifice bien plus important. L'église avait une nef de cinq travées, avec deux bas-côtés. Le transept les débordait de part et d'autre ; il comprenait trois absides qui répondaient aux espaces du vaisseau, celle du centre étant plus importante. L'édifice était aussi plus élancé qu'il n'y paraît aujourd'hui car les bas-côtés étaient plus bas que la nef et une tour s'élevait au dessus de la croisée du transept. L'ensemble devait être sobre et de proportions harmonieuses ; les volumes en étaient ponctués par les seuls éléments de l'architecture, comme les beaux chapiteaux que l'on voit encore pris dans la maçonnerie.

La crypte est une des particularités de St-Maur. Elle fut vraisemblablement construite du temps de la nef puisqu'on y retrouve un modèle de chapiteau semblable. Plus vaste qu'aujourd'hui, elle s'étendait sous tout le transept et les trois absides. Les colonnes, assez petites, ont des fûts ronds, hexagonaux ou carrés, et sont de diamètres variés6. Elles sont disposées de façon régulière, mais serrée. On circule ainsi dans une forêt de colonnes, une impression que renforce encore l'absence d'arcs doubleaux et formerets pour souligner les principales lignes de l'architecture.

Le logis du prieuré, à côté de l'église abbatiale, est une maison lorraine de la fin du XVIIIe s. dont les pièces donnent sur l'ancien jardin des moines. Le bâtiment abrite le Musée de la Vie Religieuse, une intéressante collection d'habits sacerdotaux, de livres liturgiques et autres objets du culte catholique. On remarquera particulièrement un fort bel ensemble de bénitiers de chevet7.



  • 1. Menoux, Saint-Rémy et Faverney sont aujourd’hui en Haute-Saône (52), Bleurville dans les Vosges (88).
  • 2. Bleurville est à une trentaine de kilomètres au nord-ouest de Saint-Rémy. Les reliques faisaient alors l'objet d'un trafic lucratif. On en retrouvera le cadre dans le roman d'Ellis Peters Trafic de reliques, qui met en scène le brave Frère Cadfael.
  • 3. La première abbesse fut sa fille Leucarde.
  • 4. Leur fête liturgique était célébrée le 6 juillet, jour de leur mort.
  • 5. La Guerre de Bourgogne (1474-1477) opposa les États de Bourgogne à la Confédération suisse. Elle prit fin à la bataille de Nancy le 5 janvier 1477 : défaite des armées bourguignonnes et mort du duc Charles le Téméraire devant Nancy. La Bourgogne disparaît alors en tant qu’État indépendant.
  • 6. Ces colonnes proviennent peut-être des bâtiments romains qui s'élevaient non loin de là.
  • 7. Abbatiale et musée sont ouverts tous les jours sauf le lundi du 1e juillet au 1e septembre et sur rendez-vous toute l’année en s’adressant à l'Association des Amis de Saint-Maur, 4 rue des Ecoles, Cour de l'Abbaye, 88410 Bleurville.

Référence à citer

Marc Heilig, Un patrimoine en péril : anciennes abbayes des Vosges, archeographe, 2015. https://archeographe.net/bleurville-st-maur-les-thons-cordeliers