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L'utopie de Guillaume II
Guillaume II, qui monta sur le trône en 1888, prêta aux plaintes de la municipalité messine une oreille bien plus favorable que son aïeul. De par sa position à la tête de l'empire et du Reichsland d'Alsace-Lorraine, il était le seul à pouvoir s'opposer aux militaires, et il n'hésita pas à le faire. Sans pour autant nier son importance stratégique, il désirait donner à Metz, ville de langue et de culture françaises, un aspect définitivement germanique. Au tournant du siècle se met ainsi en place un ambitieux programme architectural, auquel l'Empereur participe activement, qui vise à faire de Metz une vitrine du Reich. En 1898, on entreprend la destruction des remparts de la ville au sud et à l'est, ce qui libère de vastes terrains1. Cette « germanisation par la pierre », pourrait-on dire, concerne avant tout le Quartier impérial, la Ville Nouvelle (Neue Stadt), un quadrilatère2 délimité par les avenues Joffre et Foch, le talus des voies de chemin de fer (rues Vauban, Lafayette et Clovis), la rue Charles Abel et les avenues de Nancy et de Lattre de Tassigny.
Conrad Wahn, architecte de la ville, conçut en 1902-1903 le plan d’urbanisation général de cette nouvelle ville. Selon le souhait de l’Empereur, il devait relier la vieille ville à ses banlieues du Sablon et de Montigny. Wahn choisit un parti différent de ce qui avait été réalisé à Strasbourg3 et préféra suivre les théories de l'urbaniste viennois Camillo Sitte4 : sans négliger les nécessités d'une ville moderne quant à l'hygiène, à la circulation et au confort, la trame urbaine qu'il crée délaisse la géométrie de la perspective ; les rues y débouchent sur des places plus ou moins grandes et sont bordées de villas et d'immeubles dont les différentes hauteurs ménagent une transition harmonieuse avec la vieille ville. L'axe principal est le majestueux Kaiser Wilhelm Ring, aujourd'hui avenue Foch, qui aboutit à la Kaiserplatz, rebaptisée de nos jours Place Raymond Mondon. Dans ce plan s'intègrent des éléments du passé messin, comme la Tour Camoufle, la Porte des Allemands et la Porte Serpenoise, mais aussi parcs, jardins et monuments de prestige. On ménage aussi des ouvertures sur les paysages qui environnent la cité : le prolongement du Kaiser Wilhelm Ring offre ainsi une superbe vue panoramique sur le Mont St-Quentin. Le résultat entend s'approcher autant que possible de la « ville pittoresque » de l'architecte autrichien.
Cela ne devait pas occulter cependant les critères de germanisation voulus par l'Empereur, ni les impératifs stratégiques sous-jacents. Metz, auparavant l’une des plus grandes places fortes de la France, conservait comme on l'a vu ce rôle pour l'empire allemand. Aussi la fonction de la gare, élément essentiel de la nouvelle ville, était-elle avant tout militaire5 : sa conception comprenait, sous le bâtiment réservé aux voyageurs, de vastes niveaux souterrains qui pouvaient accueillir d’importants effectifs militaires, des chevaux et leur fourrage, de l’armement etc. De même, les grands axes de circulation de ce nouveau quartier, en rayonnant de la gare, étaient-ils prévus pour faciliter le déploiement de ces troupes vers la ville elle-même et ses faubourgs à l’ouest et au sud.
Dans le périmètre du Quartier impérial se trouvent la plupart des grands édifices de cet essor urbain : des constructions publiques (gare, postes, maison des métiers, établissements scolaires…), militaires (casernes, état-major, palais du Gouverneur) et privées. Tous les aspects de la société étaient ainsi représentés, y compris le spirituel puisque le plan prévoyait une église et qu’il faut inclure la chapelle du Grand Séminaire. Par ailleurs, la ville tout entière bénéficia d’une modernisation de ses infrastructures (alimentation en eau potable, évacuation des eaux usées, voirie, voies ferrées etc.).
Cette diversité concourrait à faire de Metz une ville « pittoresque » en accord avec les théories de Sitte. Elle ne pouvait se concevoir sans espaces arborés, jardins et parcs, ni réminiscences historiques. Ainsi le pestigieux Kaiser Wilhelm Ring6, un des éléments majeurs de ce plan, se pare-t-il sur toute sa longueur de rangées d'arbres et de parterres fleuris. La Tour Camoufle et la Porte des Allemands rappelèrent les remparts médiévaux qui avaient défendu la ville. Tout comme la Porte Serpenoise, qui fut à cette époque complètement transformée pour prendre l’aspect d’une sorte d’arc de triomphe telle qu’on la connaît aujourd’hui ; elle fut alors rebaptisée Prinz Friedrich Karl Thor (Porte Prince Frédéric Charles). L'emplacement de la Citadelle était en grande partie occupé par le parc de l'Esplanade. Durant l'Annexion, la terrasse en fut dotée d'une balustrade panoramique qui dominait des fontaines à rocaille et le jardin en pente vers la Moselle. Cela donna aux Messins une superbe promenade au charme romantique.
L'aménagement urbain comprenait aussi les statues monumentales des représentants du nouveau pouvoir, notamment les statues équestres de Frédéric III, place Raymond Mondon, et de Guillaume Ier, à l’extrémité de l’Esplanade. Cette dernière faisait face au Mont Saint-Quentin et à ses forts, qu’elle semblait défier7. À côté, dans le Jardin Boufflers qui s'étend à l'arrière du Palais de Justice, on avait dressé la statue en pied du Prince Frédéric-Charles : celui qui avait conduit le siège de la ville, en 1870, portait lui aussi ses regards sur le mont. L'Empereur Guillaume II, quant à lui, avait son effigie sur le nouveau portail de la cathédrale car il prêtait ses traits - et ses célèbres moustaches ! - au prophète Daniel. La statue monumentale du comte von Haeseler, sur la tour de la gare, servit même à illustrer des images de propagande8.
- 1. Au cours de ces travaux furent mis au jour les vestiges de l'amphithéâtre de la ville antique, l'un des plus grands du monde romain. Bien que l'édifice fût assez bien conservé, on choisit de ne pas le dégager et de le recouvrir.
- 2. Il s’agit plus d’un quadrilatère que d’un triangle, comme on le lit souvent : on englobe ainsi les casernes, le Lycée Georges de La Tour et la rue Mozart.
- 3. Jean Geoffroy Conrath (1824-1892), architecte municipal de Strasbourg, réalisa un plan digne de la capitale du Reichsland d'Alsace-Lorraine, qui fut adopté en 1880. Il reprenait des éléments de la modernisation de Paris par Hausmann entre 1852 et 1870 : larges percées, places dégagées, vastes perspectives... Conrath les applique à une structure hippodamienne, où les rues parallèles et perpendiculaires délimitent des îlots réguliers. Ildefons Cerdà, en l'aménageant quelque peu, avait choisi ce type de plan pour Barcelone en 1860. La Neue Stadt de Strasbourg, en dépit de ses qualités, apparaissait froide et rigide lorsqu'il fut question de l'extension de Metz.
- 4. Camillo Sitte (1843-1903), architecte et théoricien de l'architecture, se fit connaître par son essai L’Art de bâtir les villes, publié en 1889, qui devint une référence dans ce domaine. Contrairement aux conceptions progressistes de l'époque, comme celles de Hausmann à Paris et de Cerdà à Barcelone, Sitte cherche à intégrer le passé des villes dans leur modernisation. Il préconise des places de fonctions différentes, religieuse, civile ou économique, ainsi que des voies courbes qui abandonnent les perspectives. Il obtient ainsi une ville où romantisme et esthétique favorisent l'harmonie avec les quartiers historiques.
- 5. La gare était en effet l’aboutissement de la Kanonenbahn Berlin-Metz, ligne de chemin de fer stratégique entre les deux villes. Metz était désormais un avant-poste allemand, situé à seulement 350 km de Paris et proche de la nouvelle frontière ; l’Allemagne devait donc se protéger contre une attaque française et pouvoir déployer rapidement ses troupes entre Moselle et Meuse sur une ligne fortifiée constituée d’un rideau défensif de forts détachés, la Moselstellung.
- 6. Aujourd'hui avenue Foch.
- 7. Cette architecture recherche volontiers les symboles ostentatoires. Ainsi à Strasbourg, où l'avenue de la Liberté, avec le Palais impérial à l'une de ses extrémités et le Palais universitaire à l'autre, est construite selon le cours du soleil aux solstices : à ce moment de l'année, le soleil se lève derrière le Palais universitaire et se couche derrière le Palais impérial et l'on peut dire que la science illumine le pouvoir et vice-versa. L'effet est particulièrement éloquent lors du solstice d'été.
- 8. Ces représentations du pouvoir allemand furent détruites lors du retour de la ville à la France.