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Le premier Poilu de Bouchard

Le 19 novembre 1918, les Poilus victorieux entrent dans Metz, le Général Pétain à leur tête, et sont acclamés par les habitants. Partout dans la ville, on détruit les symboles du pouvoir impérial, on renverse les statues de ses représentants1, notamment celles de Frédéric Charles et de Guillaume Ier. Il est décidé que la section mosellane du Souvenir Français érigera un monument à Metz en reconnaissance de la libération par l'armée française2. Pétain désirait aussi offrir des festivités aux Messins pour célébrer leur délivrance. Le programme comprenait un élément que l'on gardait secret : la statue d'un fantassin prendrait la place de celle de Guillaume Ier. On fit appel à Henri Bouchard, un sculpteur alors en garnison à Nancy qui avait participé au service de camouflage pendant la guerre.

Né à Dijon, Henri Bouchard (1875-1960) avait déjà une belle carrière de sculpteur lorsqu’il fut mobilisé en 1914, à la déclaration de la guerre : premier Grand Prix de Rome en 1901, il avait exposé dans toute l'Europe et jusqu’en Amérique du Sud. En octobre 1915, il visite à Paris l’atelier du sculpteur Paul Landowski (1875-1961), qui travaille pour le camouflage. Par ce service entièrement nouveau, l’État-major cherche à rendre invisibles les soldats sur le front. Bouchard intègre rapidement ce département novateur ; il y accomplira un travail qui lui vaudra quatre distinctions, notamment en 1916 pour la mise en place d’un arbre factice cachant un poste d’observation3.

Dans l’atelier du sculpteur de la cathédrale, que l’on a réquisitionné pour lui, Bouchard se met à l’œuvre dès le 2 janvier 1919. Il a peu de temps car Pétain doit remettre le 7 janvier des décorations à la 28e Division d'Infanterie ; il serait impensable que les troupes défilent devant un simple socle. Le sculpteur travaille donc d’arrache-pied et dans le plus grand secret : le plâtre vole de tous côtés et nous sommes inabordables, écrit-il à son ami le Général Édouard de Cointet. Autre contrainte, on manque de matériaux. Aussi Bouchard utilise-t-il ce qui lui tombe sous la main pour réaliser une statue de bric et de broc : fer d'armature, fils de fer et grillage, bandes de serpillières trempées de plâtre... Pour la touche finale, il badigeonne son œuvre d’un enduit qui lui donne l’aspect du bronze. Elle est installée dans la nuit du 6 janvier sur le socle du monument impérial. L’inscription allemande a été remplacée par ON LES A en lettres dorées, prolongement naturel du « On les aura » de Pétain.

Comme l’Empereur avant lui, le Poilu porte son regard vers le Saint-Quentin et les forts de la ville. Vêtu de sa lourde tenue de combat, il écrase du pied droit le casque à pointe de l’ennemi. C'est un homme jeune, dont les cartes postales ne permettent pas d'apprécier clairement le visage. Henri Bouchard en avait certainement modelé les traits, malgré la hâte dans lquelle il avait dû travailler, mais la précision des détails n'était peut-être pas nécessaire puisque la statue se dressait au sommet du haut socle de celle de l'empereur. La joie des citadins, qui le découvrent le lendemain, est à la mesure de leur étonnement. La presse locale se fait l’écho de l’évènement avec l’enthousiasme de la libération. Pétain, le vainqueur de Verdun, peut présider en toute dignité la revue des troupes et la remise des décorations. Il est au sommet de sa gloire, lui, le commandant en chef des armées de Metz, qui vient d’y recevoir son bâton de maréchal4.

Ce Poilu de plâtre fait la fierté des Messins et des Mosellans. Des francophiles, tout au moins, car les Allemands qui sont encore dans la ville ne se privent pas de le dénigrer. Mais la statue est fragile, elle ne saurait résister longtemps aux intempéries. Elle est en outre irrémédiablement endommagée le 14 mars par les coups de feu d’un tireur.

 

Illustrations :

- Le Poilu à Metz. Carte postale 1919

- Metz. 8 janvier 1918 (sic). On les a !... Le Poilu à l'Esplanade. Carte postale 1919

- Metz. Le "Poilu" (au dos, le texte manuscrit : La statue du "Poilu" qui a remplacé celle de Guillaume II (sic). Carte postale 1919

 



  • 1. Après la libération de la ville, des cartes postales montrent les Messins posant à côté des statues renversées de Frédéric III, de Frédéric-Charles et de Guillaume Ier ; d’autres réunissent la statue équestre de Guillaume Ier, à gauche, et le premier Poilu de Bouchard ou celui de Hannaux à droite, en une composition « avant-après ».
  • 2. L’association du Souvenir Français, fondée en 1887 et reconnue d’utilité publique en 1906, a pour objectif de conserver le souvenir de ceux qui sont morts pour la France, d’entretenir les monuments élevés à leur mémoire et d’en transmettre le souvenir aux générations à venir.
  • 3. Après la mort de Henri Bouchard, son atelier parisien, que sa famille avait gardé intact, fut transféré, avec de nombreuses esquisses, plâtres et sculptures, au musée de La Piscine de Roubaix.
  • 4. Après l'armistice du 11 novembre 1918, le Général Pétain fut élevé à la dignité de Maréchal de France par Raymond Poincaré et Georges Clemenceau ; il reçut son bâton de maréchal à Metz le 8 décembre 1918.

Référence à citer

Marc Heilig, Le Poilu de Metz, archeographe, 2018. https://archeographe.net/Le-Poilu-de-Metz