Vous êtes ici

Un statut singulier

Non loin de Montmédy, le bourg de Marville domine la vallée de l’Othain1. L’endroit est mentionné pour la première fois à la fin du XIIe s., lorsque son destin prend une tournure particulière grâce au comte Thiébaut Ier de Bar2. Il était le neveu de l’évêque de Reims Guillaume de Champagne qui, en 1182, avait promulgué Loi de Beaumont afin d’enrayer la fuite des serfs vers les villes, où ils pouvaient espérer une plus grande liberté3. Cette charte les dégageait de la dépendance envers leur seigneur et leur accordait la liberté de mariage et de circulation, la propriété du sol et la possibilité de choisir leurs magistrats. La générosité de l’évêque remplaçait ainsi le servage par la franchise des personnes et des biens, de l’administration et de la justice. Il appliqua cette avancée extraordinaire à l’une de ses terres, la ville de Beaumont-en-Argonne et d’autres localités en bénéficièrent par la suite4. Thiébaut Ier affranchit Marville à la charte de Beaumont en 1193. La cité lui doit donc beaucoup, d’autant plus qu’il y fit édifier une forteresse5.

En outre, par son mariage avec la comtesse Ermesinde de Luxembourg en 1197, le comte de Bar faisait entrer la cité dans les possessions du Luxembourg. Au XIIIe s., toujours par le jeu des mariages, Marville échut conjointement au comte de Bar Thiébaut II et au comte de Luxembourg Henri II et devint une « terre commune » à ces deux États. Cela lui conférait une neutralité qui lui permit d’échapper à l’instabilité de l’époque féodale.

En 1415, Antoine de Brabant, souverain du Luxembourg, et Édouard III, comte de Bar, périrent tous deux à la bataille d’Azincourt. Toutefois, la perte de ses deux seigneurs ne changea pas le statut particulier de Marville. Du coté de Bar, en effet, Louis Ie succéda à son frère Édouard III6 ; du côté des Luxembourg, les héritiers d'Ermesinde continueront de se transmettre la cité. Cette indivision entre les États de Bar et de Luxembourg devait se poursuivre durant quatre siècles. Après l’annexion du Luxembourg par la Bourgogne en 14207, cette double autorité passa à la Lorraine et à la Bourgogne : ainsi, Charles de Luxembourg, qui allait devenir Charles Quint, partagea-t-il la suzeraineté sur Marville avec le duc de Lorraine.

Durant la période des Terres communes, Marville profita de sa position ; elle connut son apogée à la Renaissance, aux XVIe et XVIIe s. C’est alors une ville importante de la Gaume et du Luxembourg8, le commerce et l’artisanat y sont en plein essor, marchands et fonctionnaires des duchés y bâtissent de beaux hôtels particuliers. La singularité de son statut lui resta favorable jusqu’au XVIIe s. car ses privilèges et sa neutralité furent toujours reconnus. La terrible Guerre de Trente Ans ne l’épargna pourtant pas : la ville endura tour à tour l’occupation barbare des belligérants, Espagnols, Suédois, Croates, Lorrains, sans oublier les Français, qui l’assiégèrent en 1655 et la pillèrent après sa capitulation. En 1659, par le Traité des Pyrénées, l’Espagne céda ses droits sur la cité à la France ; le duc de Lorraine Charles IV fit de même en 1661 au traité de Vincennes. Le déclin commença quand Louis XIV ordonna de démanteler les fortifications en 16729 et que plusieurs fondations religieuses se retirèrent. Marville ne fut désormais qu’un chef-lieu de prévôté et de bailliage du Luxembourg français10.

  • 1. Le mont St-Hilaire sur la rive droite et la colline où se trouve la ville sur la rive gauche. L’Othain, qui se jette dans la Chiers à Montmédy, est un sous-affluent de la Meuse ; il reçoit à Marvile le petit cours d’eau du Crédon.
  • 2. Thiébaut Ier (vers 1158-1214) fut comte de Bar de 1190 à sa mort. Proche parent du roi de France, il se joignit aux croisés français et mourut au cours de la croisade des Albigeois. Son troisième mariage, en 1197, lui permit d’acquérir le Luxembourg. Il se trouva dès lors à la tête d'un vaste territoire entre la France et le Saint-Empire.
  • 3. La Loi de Beaumont reprenait la charte Willelmine que l’archevêque avait accordée la même année aux Rémois et par laquelle il leur cédait l’élection des échevins.
  • 4. Durant quatre siècles, la Loi de Beaumont s’étendit à plus de 500 localités du nord-est de la France, du sud de la Belgique et du Luxembourg. Elle fut abrogée en Belgique en 1775 par l'impératrice Marie-Thérèse, et invoquée en France jusqu'à la Révolution.
  • 5. Ce château fort fut détruit par Louis XIV en 1677.
  • 6. Jean de Bar, qui suivait Édouard dans l’ordre de succession, fut lui aussi tué à Azincourt. Louis de Bar (vers 1375-1430), seul fils survivant de du duc de Bar Robert Ie et de Marie de France, était entré dans la carrière ecclésiastique. Il fut successivement évêque de Poitiers (1391-1395), Langres (1395-1413), Châlons (1413-1420) et Verdun (1420-1430) ; il avait été nommé cardinal en 1397. Il accepta la couronne ducale de Bar sans renoncer à ses titres de cardinal et d’évêque. Il réussit à faire la paix entre son duché et celui de Lorraine, qui étaient alors en conflit depuis les règnes de son père et de son frère : il signa un traité avec le duc de Lorraine Charles II en 1415 et, en 1419, le mariage de son petit-neveu et héritier René d’Anjou (vers 1409-1480) avec Isabelle, la fille héritière du duc de Lorraine, mit un terme au différend entre les deux États. Dès 1420, Louis de Bar avait confié le gouvernement du duché de Bar à René d’Anjou, qui fut surnommé Le Bon Roi René.
  • 7. Le Luxembourg fut un comté immédiat du Saint-Empire romain-germanique jusqu'en 1354, lorsque l’Empereur Charles IV l’éleva au rang de duché. Mais les Luxembourg, très endettés, durent céder leur domaine. Louis Ie d’Orléans l’acquit en 1402, pour empêcher le duc de Bourgogne Philippe le Hardi de réaliser la jonction de ses possessions de Bourgogne avec celles des Pays-Bas. En 1411, après l'assassinat de Louis d'Orléans, le duché passe à Jobst de Moravie. La duchesse Élisabeth de Goerlitz le vendit enfin au duc de Bourgogne Philippe le Bon en 1441. Le Luxembourg devint alors une des provinces des Pays-Bas sous les ducs de Bourgogne, jusqu’à Charles le Téméraire, qui mourut en 1477  devant Nancy alors qu’il cherchait à prendre le duché de Lorraine afin de réaliser enfin la continuité territoriale de ses possessions. Après la mort de son héritière, Marie de Bourgogne, en 1482, le Luxembourg passa à son époux, Maximilien Ie de Habsbourg, puis à leur fils Philippe le Beau. Celui-ci épousa Jeanne de Castille, fille des « rois catholiques » Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon : il devint roi de Castille par ce mariage et fut le père de  Charles Quint, qui reçut le titre de duc de Luxembourg à sa naissance. Marville faisait donc partie des Pays-Bas espagnols.
  • 8. La Gaume est une région historique, culturelle et linguistique qui correspond à peu près à la partie romane de la Lorraine belge actuelle, à l'ouest du Pays d’Arlon. Grâce à la fertilité du sol et à la clémence du climat, la région est habitée depuis fort longtemps : les Trévires, les Romains et les Mérovingiens s’y sont succédé dans l’Antiquité. Par la suite, la Gaume appartient à la Lotharingie, tout comme la Lorraine et Wallonie ; ces deux régions sont séparées après la disparition du royaume. À partir de 1300, la Gaume fait partie du duché de Luxembourg, au sein des Pays-Bas bourguignons, espagnols, et enfin autrichiens ; l’influence espagnole est d’ailleurs bien visible dans l’architecture de certaines maisons de Marville.
  • 9. Il préféra renforcer les défenses de Montmédy, selon sa politique centralisatrice qui visait à limiter l’importance de l’aristocratie locale. On peut encore voir des vestiges de ces remparts, en particulier derrière l’église.
  • 10. Le Luxembourg français désigne la partie méridionale de l’ancien duché de Luxembourg, cédée au royaume de France en 1659 par le traité des Pyrénées. Il avait pour villes principales Montmédy et Thionville.

Référence à citer

Marc Heilig, Marville, en Lorraine gaumaise, archeographe, 2024. https://archeographe.net/marville-lorraine-gaumaise