Les résultats de la fouille

Trois zones ont été sondées. Il fallait en premier lieu délimiter l'emprise de la découverte. La forme et les matériaux des vestiges immergés ont tout de suite fait penser à plusieurs bateaux. La surprise fut de taille car, avec une longueur de près de 150 mètres, il parut d’abord improbable qu’on ait affaire à un seul navire. Tout le confirme pourtant. La première zone diagnostiquée a dégagé la proue, qui est une réplique à l'échelle 4/1 de la célèbre barque solaire1 ; la deuxième a révélé que le vaisseau avait une largeur de 35 mètres et possédait un mât de gros diamètre. La troisième zone, enfin, a mis en évidence le système de propulsion et le gouvernail.

Dimensions estimées du navire :

• Longueur : 145 m
• Maître-bau (plus grande largeur) : 35 m
• Tirant d'eau : 8 m
• Tirant d'air : 16 m
• Tonnage : 3 000 t
• 1000 membres d'équipage

Construction du navire

Il faut rappeler que les Égyptiens étaient passés maîtres dans la construction des voiliers, et cela depuis fort longtemps comme l’a magistralement démontré la célèbre barque solaire qui fut découverte au pied de la pyramide de Chéops. Les navires de l'époque hellénistique mesuraient en général moins de quarante mètres de long. Leur taille était en effet conditionnée par la longueur des arbres utilisés car un bateau est d’autant plus solide que les assemblages sont limités. L’objectif des Ptolémées était de multiplier les proportions par 4. Jamais on ne conçut projet plus ambitieux, ni auparavant ni par la suite. On se souviendra, par exemple, que le "Bateau aux Trésors" de Zheng He construit par les Chinois au XVe siècle ne faisait que 120 mètres 2 !

Les premiers éléments découverts montrent que les Alexandrins ont appliqué de nombreuses techniques différentes pour que leur vaisseau ait une assiette convenable, et plus encore pour le rendre aussi navigable que n'importe quel autre. Cela nécessita vraisemblablement des études longues et poussées, des calculs complexes et la mise en œuvre d’une technologie élaborée. On sait aujourd’hui, grâce à la machine d’Anticythère, que les savants et ingénieurs hellénistiques avaient poursuivi fort loin les travaux de leurs prédécesseurs3.

L'armature de la coque utilise des techniques d’ajustage déjà connues et éprouvées à l’époque : assemblage en queue d’aronde, par tenon et mortaise, chevillé avec ou sans clavette, et même collé. On les trouve toutefois rarement employées ensemble, et jamais avec une telle diversité. Plus étonnant encore, on a retrouvé une poutre de grosse section constituée de lamelles de bois collées. On ignorait jusqu'ici que ce procédé, qui porte aujourd'hui le nom de lamellé-collé, fût connu de l'Antiquité. Les 2.500 tonnes de bois nécessaires à la fabrication ont été coupées et débitées de manière industrielle. La coque était entièrement calfatée à l'étoupe et au goudron, selon un usage courant depuis le milieu du IIe millénaire en Mésopotamie. Ces observations donnent à penser que des ingénieurs et des artisans de différentes origines ont joint leur savoir-faire dans cette entreprise extraordinaire. Cela correspondrait bien à la curiosité que manifestaient dans des domaines très variés les monarques d’Alexandrie. Ils étaient de grands collectionneurs et envoyaient des émissaires acquérir des pièces rares et précieuses jusque dans des contrées fort éloignées4. Les immenses richesses de ces princes leur permettaient certainement de s'attacher les génies techniques les plus éminents et les plus innovants de leur temps.

Propulsion

Plus encore que la construction, le problème majeur était de faire se déplacer un navire aussi grand. Ici encore, il semble qu'on n'ait pas ménagé les moyens car on a choisi d'associer deux modes de propulsion :

• la force vélique : deux mâts alignés (point 2 sur la reconstitution) dans la longueur du navire, chacun muni d’une voile de lin tendue par des perches de roseaux. Auxquelles il convient d'ajouter des voiles dites libres (1 sur l'esquisse), plus petites et montées en quinconce sur des mâts souples, et que l'on pourrait comparer par leur fonction et leur forme à des cerfs-volants. Cette dernière explication repose sur les anneaux en bronze (5) qui, retrouvés en grand nombre, ont de toute évidence servi à maintenir des cordelettes ;
• la force animale : la taille du navire aurait nécessité des rames si lourdes que chacune aurait réclamé 18 rameurs au moins. Pour une propulsion efficace, il aurait fallu disposer 140 rames par bord sur 3 rangs superposés et réunir 5040 rameurs. Les concepteurs ont préféré utiliser la force animale. Et comme il est inconcevable de faire ramer un âne, ils ont, dans un esprit résolument novateur, placé à l'arrière du navire une roue à aubes (3) actionnée par des bœufs. Connue depuis longtemps, la roue hydraulique n'avait encore jamais été appliquée à la propulsion. Cette utilisation, qui passe pour une invention du XIXe s., était donc tombée dans l'oubli durant des siècles. Sans doute faut-il y voir une conséquence de l’échec de cette tentative alexandrine.

Deux énormes rames (4), de part et d'autre du navire, faisaient office de gouvernail. Leur dimension fait supposer qu'elles étaient chacune manœuvrées par plusieurs hommes dont l'un assurait probablement la coordination. Elles servaient à faire virer le bâtiment, à ralentir sa course (comme des hydrofreins), mais, qui plus est, à profiter d'un courant ou de la marée. Ainsi, toute voile abattue, le navire pouvait néanmoins se mouvoir aisément dans toutes les directions.

• 1. Cf ci-après.
• 2. Vous trouverez des renseignements intéressants sur ce bateau sur ce site : http://www.navistory.com/pages/moyenage/bateau_tresor.htm
• 3. Découverte en 1900 par des pêcheurs d’éponges, la machine d’Anticythère est une calculatrice astronomique. Les études qui en ont été faites – désoxydation électromagnétique et radiographie aux rayons X dans les années 1950, utilisation d’un scanner à rayons X en 2000 et, tout récemment d'un pendule en bronze doré pour mettre en évidence d'éventuels fluides – ont révélé un mécanisme d’une grande complexité, composé de roues dentées, d’aiguilles, de pistons et de cadrans, le tout actionné par une manivelle. L’objet, fabriqué dans le premier quart du Ie s. av. J.-C., est le plus ancien instrument à engrenages que nous possédions. On sait pourtant, grâce à Cicéron, qu’Archimède avait déjà réalisé une machine semblable au IIIe s. av. J.-C.
• 4. Les Ptolémées ont amassé avec acharnement des collections de toutes sortes et on bâti des édifices prestigieux pour les abriter et les exposer : tableaux sur toile et sur bois à la Pinacothèque, livres et papyrus à la Bibliothèque. Au Musée étaient rassemblés pêle-mêle les objets d'arts - céramiques, porcelaines, statues, figurines, joyaux, pierres précieuses... Ces bâtiments ont ensuite laissé leur nom dans le langage commun. Une équipe britannique des fouilles actuelles a récemment dégagé près du port d'Alexandrie un vaste ensemble d'une douzaine de salles où l'on a retrouvé une quantité inimaginable d'objets insolites, comme des pipes, des bouteilles, des instruments de musique, des horloges, des machines, des vistemboirs, des tire-bouchons... Aucun texte antique ne mentionne ce monument, mais sa renommée semble avoir marqué les esprits : il faut vraisemblablement voir dans le bric-à-brac de cette collection si particulière l'origine du mythe de la caverne d'Ali Baba. Dans l'impossibilité de définir exactement ce qu'on avait collectionné là, et pour rester dans la ligne de la toponymie alexandrine, les archéologues ont donné à ce bâtiment le nom générique de "rooms-thèque".