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Histoire de la structure urbaine.

Fig.3 : Plan général du site de Caricin Grad.Si l'on accepte, au moins provisoirement, d'identifier l'espace urbain avec l'aire entourée de remparts en dur, on peut dire que grâce aux fouilles menées depuis 1912, la structure urbaine de Caricin Grad est bien connue dans ses grandes lignes1 (fig.3). La ville occupe l'extrémité nord d'un plateau resserré entre deux petites rivières, qui culmine à une altitude de 397,50 m. Les murailles la partagent en trois entités distinctes, appelées traditionnellement Acropole, Ville Haute et Ville Basse.L'Acropole, établie au Nord-Ouest, au point le plus élevé, couvre une superficie d'environ 1ha. Elle est entourée d'un rempart de forme irrégulière, percé d'une seule porte à l'Est. De part et d'autre de la rue unique, bordée de portiques, prennent place au Sud la grande basilique épiscopale flanquée d'un baptistère, et au Nord un ensemble de trois bâtiments où l'on a voulu voir le « palais épiscopal ». La Ville Haute, qui englobe l'Acropole, est elle aussi entourée d'un rempart irrégulier, polygonal au Nord, avec un appendice trapézoïdal au Sud. La tour d'angle sud-ouest avait été aménagée en château d'eau. Deux portes ont été fouillées : celle de l'Est, en fer à cheval, et celle du Sud, flanquée de tours pentagonales. Les quelque 5ha de la Ville Haute sont divisés en quatre quartiers inégaux par deux grandes rues à portiques, non perpendiculaires. À leur intersection, une place circulaire de 22 m de diamètre marquait le centre monumental de la ville. Parmi les bâtiments fouillés à proximité de cette place, on remarque une rangée de boutiques le long de la rue est et, un peu plus au Nord, une petite basilique à atrium. Dans la partie sud de la Ville Haute, on connaît, du côté est de la rue principale, une église cruciforme2, et du côté ouest une série de bâtiments dont nous verrons qu'ils appartenaient sans doute à un même ensemble : au pied de l'Acropole, une petite basilique à piliers ; plus au Sud, une résidence incomplètement explorée, appelée « villa urbana », possédant une salle à manger à abside ; enfin, dans l'angle sud-ouest des remparts, un complexe que nous avons interprété comme le quartier général de la garnison3. La Ville Basse, dont les murs est et ouest prolongent ceux de la Ville Haute, a une forme allongée, nettement trapézoïdale, et une superficie d'environ 3ha. Elle disposait de deux portes, à l'Est et au Sud, flanquées l'une comme l'autre de tours carrées. L'axe principal était évidemment la grande rue Nord-Sud, qui était bordée de portiques à colonnes, et à laquelle se raccordait une autre rue conduisant à la porte orientale. De part et d'autre de cette dernière rue ont été fouillées deux églises : au Sud une vaste basilique à transept et atrium, au Nord une église double. En face de ces deux églises, à l'Ouest de la rue principale, se trouvait une grande citerne qui n'a été que repérée par un sondage mais qui, d'après la configuration du terrain, devait mesurer environ 50 x 40m. Elle alimentait en eau deux ensembles thermaux : l'un, non porté sur le plan, était près de la porte sud de la Ville Haute, l'autre hors les murs, devant la porte est de la Ville Basse. L'espace situé dans l'angle sud-ouest des remparts était occupé par un quartier d'habitation, qui a fait l'objet d'une fouille en extension ces dernières années4. Fouilles de la ville basse en 1998. Signalons enfin que douze piliers d'un aqueduc venant peut-être de la Petrova Gora ont été fouillés sur le plateau sud-ouest, et que deux églises ont été découvertes à l'extérieur des murailles : une église triconque à une centaine de mètres au Sud-Est de la Ville Basse, et une église à nef unique à 350 m au Sud-Ouest5. L'aqueduc dans la campagne. La brève description qui précède permet de voir que l'urbanisme de Caricin Grad est un curieux mélange de traditions classiques et d'innovations protobyzantines. Les éléments relevant de l'urbanisme hellénistico-romain sont l'irrégularité du tracé des remparts, qui s'adaptent au plus près au profil du terrain, la structuration de l'espace urbain par de grandes rues rectilignes, bordées de portiques donnant accès à la plupart des bâtiments publics, et l'accent mis sur le carrefour principal. Caractéristiques du VIe siècle en revanche sont la taille réduite de l'espace fortifié en dur (8 ha au total, alors que bien des villes moyennes des IVe-Ve siècles couvraient de 20 à 50 ha), son fractionnement en plusieurs entités étagées, dotées chacune d'un rempart propre, et la renonciation à tout dégagement mettant les monuments en perspective. Il en est ainsi de la basilique épiscopale (fig.4 et 5) : le visiteur ne peut l'apercevoir tant qu'il n'a pas passé la porte de l'Acropole ; il doit ensuite la contourner par le Nord, et même de l'Ouest ne peut en avoir une vue d'ensemble qu'au travers d'un portique, puisque tout le centre de l'atrium est occupé par une piscine découverte. La reproduction des thèmes classiques à petite échelle et dans un cadre étroit devait entraîner une impression générale d'exiguïté et de resserrement. Ainsi la rue de l'Acropole débouchait sur le rempart, la place circulaire devait paraître comme une sorte de puits, et partout les portiques faisaient écran à la vue. Cette structure urbaine a-t-elle été mise en place en une seule fois, selon un plan préconçu, ou est-elle le résultat d'ajouts et d'adaptations ? La ville n'ayant vécu que 80 à 90 ans, soit trois ou quatre générations, il est évidemment difficile de discerner une évolution dans un laps de temps aussi court. On a pourtant longtemps admis que l'Acropole et la Ville Haute étaient strictement contemporaines, et que la Ville Basse était un ajout, opéré toutefois avant la fin du règne de Justinien6. Or, les recherches récentes ont remis en question cette conception traditionnelle sur deux points cruciaux.-----

A. La chronologie du rempart de l'Acropole.

En étudiant attentivement le plan de la Ville Haute, l'architecte C. Vasic a remarqué que tous les bâtiments connus s'y répartissent en deux groupes7 : ceux dont l'axe est parallèle ou perpendiculaire à une direction qui est à la fois celle de la rue de l'Acropole et du rempart sud de la Ville Haute, et ceux dont l'orientation a été déterminée par la rue Nord-Sud (cardo) ou la rue Est-Ouest (decumanus) de la Ville Haute. Or, tous les bâtiments du premier groupe, dont ceux de l'Acropole, sont situés à l'Ouest d'une ligne passant par la porte sud de la Ville Haute et perpendiculaire à son rempart sud. D'où naît l'hypothèse qu'avait été conçu à l'origine un plan d'urbanisme strictement orthogonal, selon lequel le cardo et le decumanus se seraient coupés à l'endroit où se trouve aujourd'hui la porte de l'Acropole, quelle qu'ait été d'ailleurs la forme de la place publique prévue à leur intersection (fig.6). La réalisation de ce projet commença bien à l'Ouest du cardo. Mais il fallut renoncer à ce schéma simple lorsqu'on décida, pour des raisons qui ne peuvent plus être que soupçonnées8, d'entourer le « quartier épiscopal » d'un rempart qui lui soit propre. Le carrefour principal dut alors être décalé vers le Sud-Est, et on lui conféra peut-être une forme circulaire pour masquer la non-orthogonalité des grands axes. Le cardo se trouva dévié de 16° vers l'Est, et le decumanus dut faire un coude, en obliquant de 18° vers le Sud à partir de la porte de l'Acropole. Les directions de ces deux rues déterminèrent à leur tour les positions des portes nord et est, et l'orientation des bâtiments construits ultérieurement (fig.7). Cette hypothèse ingénieuse, qui rend compte de façon cohérente de plusieurs anomalies du plan de la Ville Haute comme la non-orthogonalité des deux voies principales, le raccord en biais du cardo à la porte sud et le brusque coude du decumanus, a été en général bien reçue9, malgré quelques réticences devant le caractère un peu abstrait et théorique de la solution proposée10. Ce que nous voudrions pourtant souligner, c'est que cette reconstruction de C. Vasic, fondée sur l'analyse de l'orientation des rues, remparts et bâtiments, concorde parfaitement avec la chronologie relative qui a été établie au Sud-Ouest de la Ville Haute de manière tout à fait indépendante, sur la seule base de la stratigraphie. La fouille du quartier sud-ouest de la Ville Haute (fig.8) a en effet mis au jour un grand bâtiment rectangulaire11 pourvu au Nord d'une abside carrée saillante (fig.9). Ce bâtiment, appelé bâtiment I, dont l'orientation est conforme à celle des remparts, était relié à une tour secondaire du rempart sud par une pièce et au rempart ouest par une simple clôture. Son avant-corps, au Sud, comprenait trois pièces d'égales dimensions, tandis qu'au Nord la salle principale à abside, certainement une salle d'audience, était précédée d'un petit vestibule et flanquée de deux pièces étroites, divisées chacune en trois travées par des couples de pilastres. Une seconde phase (fig.8 et 10), peu éloignée dans le temps de la première12, fut marquée d'abord par la construction, en bordure de la rue principale, de son portique occidental et d'un nouveau bâtiment (dit bâtiment II) pourvu d'un étage13. L'aile orientale du bâtiment I fut alors rasée jusqu'à ses fondations, à l'exception de son extrémité nord, où fut aménagée une petite pièce destinée à maintenir une communication entre la salle à abside et la « villa urbana » au Nord. La partie conservée du bâtiment I fut réunie au bâtiment II par deux longues salles trapézoïdales, celle du Nord étant sans doute surmontée d'un étage situé au même niveau que celui du bâtiment II. La cour centrale ainsi délimitée, qui était accessible depuis le portique de la rue à travers le bâtiment II, fut pourvue à l'Ouest d'un petit portique à colonnes.

Nous reviendrons sur la destination de ce complexe. Ce qui nous intéresse pour l'instant, c'est que le bâtiment I, dont l'orientation a été déterminée par celle des remparts, apparaisse antérieur, même de peu, au portique de la rue sud de la Ville Haute et au bâtiment II, situé à l'arrière de ce portique. D'autre part, le fait que l'intégration des diverses constructions du quartier en un ensemble cohérent ait été obtenue au prix de la destruction partielle du bâtiment I, qu'on venait pourtant d'ériger, indique bien que la solution finalement adoptée doit être assez différente de celle qui avait été prévue à l'origine. En somme, les constructeurs de la phase 2 ont été confrontés à la nécessité de remanier profondément le projet initial, comme si le plan d'urbanisme avait été modifié. Certes, on ne saurait prouver, en l'état actuel des fouilles, que toutes les contraintes nouvelles qui se sont imposées à eux ont pour cause, en dernière analyse, un changement d'orientation de la rue. Mais cela est possible, par exemple si on a voulu transférer au Sud-Ouest de la Ville Haute des activités qu'on ne pouvait plus implanter comme prévu au Sud-Est, parce que la surface de ce dernier quartier avait été réduite par la déviation de la rue.En résumé, non seulement la reconstitution proposée par C. Vasic s'accorde parfaitement avec les observations faites lors de la fouille du quartier sud-ouest de la Ville Haute, mais elle est certainement un des éléments à prendre en compte pour la compréhension de ce secteur. Elle constitue donc une hypothèse de travail à la fois plausible et utile, et c'est à ce titre que nous la retenons.

  • 1. Présentations générales dans Kondic et Popovic 1977, p.15-159. 305-363 ; Bavant 1984, p.272-281 ; Snively 1999, col.645-652 ; Bavant et Ivanisevic 2003, p.17-38.
  • 2. Caricin Grad I, p.1-90.
  • 3. Caricin Grad II.
  • 4. Cette fouille, désormais achevée, fera prochainement l'objet d'une publication dans la série Caricin Grad. Voir pour l'instant les rapports préliminaires parus régulièrement dans les MEFRM (96, 1984, p.942-948 ; 97, 1985, p.883-887 ; 98, 1986, p.1177-1181 ; 100, 1988, p.501-504 ; 101, 1989, p.327-332 ; 102, 1990, p.277-282 ; 103, 1991, p.442-448 ; 109, 1997, p.645-651 ; 110, 1998, p.971-977 ; 112, 2000, p.1087-1097 ; 113, 2001, p.963-969 ; 114, 2002, p.1095-1102).
  • 5. Caricin Grad I, p.91-146).
  • 6. Kondic et Popovic 1977, p.168-171. 371-374. En 1982, j'étais moi-même resté tributaire, à quelques nuances près, de cette manière de voir (Bavant 1984, p.281-283).
  • 7. Vasic 1990.
  • 8. Cf. infra.
  • 9. Spieser 1988, p.222 ; Sodini 1993, p.145.
  • 10. Duval 1996, p.327.
  • 11. 31 x 18,80 m, soit 100 x 60 pieds.
  • 12. Discussion de la stratigraphie établissant cette postériorité dans Caricin Grad II, ch.II (« La fouille : stratigraphie et constructions », p.13-85), surtout aux p.30-34 et 71-74.
  • 13. Ce bâtiment n'a pas été dégagé jusqu'à son extrémité nord, mais le fait que trois des quatre pièces fouillées ne donnent pas sur le portique montre bien qu'il ne s'agit pas de boutiques.