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Présence de l'état.

Tous les bâtiments susceptibles d'avoir été d'usage administratif sont situés dans la Ville Haute, Acropole comprise, où deux grands services d'état nous paraissent attestés : l'armée et l'église.

La destination militaire du bâtiment I du quartier sud-ouest de la Ville Haute1 est indiquée par le fait qu'il était relié dès l'origine au rempart ouest par une clôture et à une tour du rempart sud par un local accessible à des voitures. En milieu urbain, seul un bâtiment en rapport avec l'armée pouvait ainsi faire corps avec les murailles et empêcher la libre circulation le long de la courtine2. Ce point étant admis, l'organisation du bâtiment autour d'une salle d'audience ne permet guère d'en faire qu'un bâtiment d'état-major. Nous avons proposé d'y voir un descendant des principia des camps et villes de garnison d'époque romaine, dont les témoignages subsistent dans les textes jusqu'au VIe siècle, en particulier dans le Code Justinien. Il est vrai qu'aucun exemplaire aussi tardif que Caricin Grad n'en était connu jusqu'ici. Mais nous croyons avoir montré que l'évolution des principia que l'on entrevoit aux IIIe-IVe siècles3 rend parfaitement possible qu'ils aient pu revêtir par la suite une forme architecturale semblable à celle de notre bâtiment I.La phase 2 ne correspond pas à un changement de fonction de ce bâtiment. On lui a seulement ajouté les annexes que la diversité des tâches incombant, au VIe siècle, à l'état-major de chaque unité rendait indispensables, et qui auraient dû sans doute, selon le projet d'origine, prendre place dans des locaux voisins mais séparés. La plupart des pièces du bâtiment II et toutes ses pièces d'étage devaient être des bureaux. La salle trapézoïdale nord et l'étage qui la surmontait, abondamment éclairés par des rangées de fenêtres tournées vers le Sud, pouvaient constituer un scriptorium ou une bibliothèque. Enfin la salle trapézoïdale sud servait peut-être à recevoir les civils qui n'avaient pas à pénétrer plus avant dans le complexe. Ces différents bâtiments étaient regroupés autour d'une cour de service qui assurait la communication entre eux et avec le bâtiment I, et qui était donc fréquentée par les employés travaillant dans les bureaux (fig.13). L'accès normal au bâtiment I se faisait, comme dans la première phase, par le Sud. Quant à l'accès qui avait été soigneusement ménagé au Nord, et qui débouchait directement dans la grande salle à abside, il était certainement réservé au personnage qui y tenait audience et à ses plus proches collaborateurs. Cela invite à voir dans la « villa urbana », située immédiatement au Nord, le logement du commandant de la garnison. Il est vrai que cette demeure nous est imparfaitement connue, car ses pièces de service, qui s'étendaient à l'Ouest jusqu'aux abords du rempart, n'ont pas été fouillées. Mais nous connaissons plus au Nord une église, dite « basilique sous l'Acropole », et nous savons qu'un escalier descendait de l'annexe sud de son narthex vers la « villa ». Il est donc très probable que cette église était intimement liée à la « villa », et constituait une sorte de chapelle particulière.Nous sommes donc en présence d'un vaste complexe qui occupait tout le quart sud-ouest de la Ville Haute, et qui comportait des locaux administratifs, des appartements privés et une église. On peut y reconnaître dès maintenant la résidence du gouverneur militaire de la place. Pourtant, nous sommes encore loin d'en connaître tous les éléments en détail : le bâtiment II n'a pas été fouillé jusqu'à son extrémité nord, la partie occidentale de la « villa urbana » reste à dégager, et un bâtiment assez important, discernable sur la photographie aérienne entre la « basilique sous l'Acropole » et le rempart de cette dernière, pourrait bien faire aussi partie du même ensemble. On s'attend naturellement à ce que la limite du complexe soit constituée par une rue secondaire orientée Est-Ouest, à laquelle se raccorderait la ruelle conduisant à l'entrée principale de la « villa urbana » : une seule est connue pour l'instant, à 20 m seulement au Sud de la place circulaire. Malgré l'étendue du quartier ainsi défini, il n'est d'ailleurs pas certain que toutes les constructions en rapport avec l'armée y aient été rassemblées : nous ne savons encore rien sur le quartier sud-est de la Ville Haute, ni sur la fonction précise de l'église cruciforme.L'administration ecclésiastique est attestée apparemment de manière plus simple, puisqu'il paraît clair que l'Acropole qui domine le site est occupée tout entière par le complexe épiscopal4. Pourtant, la grande basilique et son baptistère sont les seuls monuments de l'Acropole dont l'usage soit évident (fig.14). Fig.14 : Plan de l'Acropole. Le bâtiment situé au Sud de l'atrium de la basilique a été interprété comme un consignatorium, sans doute à tort puisqu'il tourne le dos au baptistère. Il comporte une salle à abside carrée de même longueur que celle des principia (20,50 m) mais un peu plus large (11 m contre 9 m). Cette pièce, accessible de l'Ouest et du Nord, est flanquée au Sud de deux petites annexes, et précédée à l'Ouest d'un portique. Il s'agit probablement d'une salle d'audience destinée à l'évêque.L'ensemble situé au Nord de la rue (le « palais épiscopal ») pose des problèmes plus délicats. Il s'agit en fait de trois corps de bâtiments, très arasés au moment de leur découverte mais aujourd'hui restaurés, auxquels on accédait depuis le portique nord de la rue. Le bâtiment central, le plus vaste, s'organise autour d'une salle à abside carrée orientée Nord-Sud, qui s'ouvre par de grandes baies sur des espaces latéraux situés près de l'abside, et dispose aussi, le long de son côté ouest, de trois petites annexes. On notera que le mur ouest de ce bâtiment a été prolongé jusqu'au rempart. Le bâtiment oriental ne comprend que deux pièces qui communiquent par trois baies, la pièce ouest possédant, outre son accès méridional, une porte à l'Ouest, et la pièce est une porte au Nord. Accessible seulement depuis le Nord, un petit local, aménagé entre le bâtiment central et le bâtiment oriental, était occupé par un escalier conduisant à l'étage de ce dernier. Le bâtiment occidental est de plan symétrique : une pièce carrée au milieu, flanquée de deux autres rectangulaires. Seule la pièce centrale ouvre au Nord sur un espace peu profond (un portique ?) bordant la construction sur toute sa largeur. Deux pièces plus petites ont enfin été aménagées à l'arrière du portique de la rue, de part et d'autre de ce bâtiment : celle de l'Ouest pourrait être une cage d'escalier ; celle de l'Est a été ajoutée après coup.Selon l'interprétation traditionnelle, la pièce à abside serait une salle de réception, le bâtiment occidental correspondrait à une habitation pour le clergé ou des gens de passage, et le bâtiment oriental à des ateliers. Le logement de l'évêque se serait trouvé « à l'étage supérieur, au-dessus de la grande salle »5. Pourtant, le bâtiment central était sans doute justement le seul des trois à ne pas avoir d'étage, si l'on veut conserver à la salle à abside une hauteur proportionnée à sa longueur (26 m) et à sa largeur (10 m). On a aussi pensé à des bâtiments utilitaires6. Mais cette interprétation semble en tout cas exclue pour la construction centrale. On a enfin accepté l'identification de la pièce à abside avec une salle d'audience, mais comme l'évêque disposait déjà d'une telle salle au Sud de l'église, on a alors suggéré que la salle du « palais » aurait été destinée, au moins à l'origine, à un fonctionnaire civil, le préfet du prétoire d'Illyricum, conformément à la novelle XI, ou peut-être le vicaire de Dacie.7. Mais il me semble qu'on tombe alors dans une autre difficulté : si le projet initial prévoyait l'installation d'un fonctionnaire civil au Nord de la rue, quel emplacement avait été réservé à l'administration ecclésiastique et à la résidence épiscopale, qu'on ne peut supposer très éloignées de l'église cathédrale ? Cette question demeure sans réponse, a fortiori si l'on considère que le rempart de l'Acropole faisait partie du programme primitif d'urbanisme.Mieux vaut donc repartir de deux constatations simples :
1 - Les constructions situées au Nord de la rue de l'Acropole ne présentent aucun des traits attendus d'une résidence : aucun regroupement autour d'une ou plusieurs cours intérieures, aucune distinction entre pièces d'apparat et appartements privés, aucune hiérarchie entre locaux à l'usage du maître des lieux et locaux de service. Et probablement pas d'eau courante : rien n'indique que l'aqueduc se soit poursuivi sur le rempart ouest de la Ville Haute, et les tuyaux de plomb partant de la tour-réservoir, à la cote 386,80, pouvaient desservir la plus grande partie de la Ville Haute, mais non sans doute monter jusqu'à la cote 397,50. Nous avons donc affaire à trois bâtiments publics, accessibles depuis la rue, et dont les fonctions devaient être en rapport assez étroit, même si les circulations indiquent que le bâtiment central entretenait avec le bâtiment est une relation beaucoup plus étroite qu'avec le bâtiment ouest.
2 - La grande salle à abside pouvant, comme les deux autres salles du même genre connues sur le site, être identifiée comme une salle d'audience, ces bâtiments publics doivent être à usage administratif. La proximité de la basilique épiscopale, et surtout la difficulté, signalée plus haut, qu'entraîne nécessairement toute hypothèse contraire, nous conduisent à y voir des locaux de l'administration ecclésiastique.D'où découlent deux conséquences. D'abord, l'évêque devait effectivement disposer de deux salles d'audience publiques, l'une au Sud de la rue, l'autre au Nord, ce qui nous paraît tout à fait possible8. Ensuite et surtout, la résidence épiscopale proprement dite ne se trouvait pas sur l'Acropole, et n'a pas encore été fouillée. Un détail nous fournit cependant un indice sur sa localisation.Nous avons vu en effet que l'Acropole possédait une seule porte à l'Est. Mais son rempart est aussi percé d'au moins deux poternes9. L'une est à l'Ouest, dans l'axe de la rue, et a peut-être pour principale fonction d'éviter que cette dernière soit un véritable cul-de-sac. L'autre se trouve au Nord, derrière l'abside carrée du bâtiment central, qui est munie d'une porte latérale à l'Ouest. On pouvait donc accéder à l'Acropole par le Nord, passer entre l'abside et le rempart, distants d'à peine 1 m, traverser l'espace sans doute couvert qui prolongeait l'aile occidentale du bâtiment, et pénétrer dans la grande salle précisément à hauteur de son abside. Cette entrée discrète, comme dérobée, rappelle fortement l'accès à la grande salle des principia depuis la « villa urbana » dans la phase 2 (fig.11), et conviendrait bien à l'évêque et aux clercs de son entourage. Nous y voyons donc un indice de la présence de la résidence épiscopale dans la Ville Haute, au Nord de l'Acropole : la pente n'y est, sur près de 80 mètres, pas plus forte qu'à l'Est du cardo. Ce même quartier abritait d'ailleurs peut-être aussi des bureaux, car il est douteux que les services d'un archevêché ayant juridiction sur tout le diocèse dacique aient pu se contenter des trois bâtiments connus. Ce n'est là bien sûr, il faut le souligner, qu'une hypothèse, mais qui a sur d'autres l'avantage de pouvoir être confirmée ou infirmée par des fouilles à venir.Il est donc vraisemblable que le complexe épiscopal débordait largement l'Acropole, qui n'englobait que ses éléments cultuels et judiciaires. La fortification de l'Acropole n'avait donc pas pour fonction de protéger l'église ou l'archevêque, ou de les isoler du reste de la ville, mais de traduire la prééminence de l'église, et de marquer la primauté de l'archevêque en tant que guide spirituel et responsable administratif, pasteur et juge. Si ce rempart est bien un ajout au projet primitif, il pourrait être dû à l'exigence de quelque responsable ecclésiastique, peut-être ce Catellianus, premier archevêque de Justiniana Prima, dont nous ne connaissons malheureusement que le nom10.

  • 1. Nous ne faisons ici que résumer à grands traits les conclusions développées dans Caricin Grad II, p.123-160.
  • 2. Nous parlons bien sûr ici de bâtiments contemporains des remparts et conçus en même temps que ces derniers. On ne confondra pas ce cas avec celui d'une enceinte venue entourer un bâtiment préexistant ou s'y appuyer, ni avec les constructions édifiées après coup contre les remparts.
  • 3. Disparition de la cour aux armamentaria, réorientation de la basilique transversale dans le sens longitudinal, développement de la chapelle aux signa qui finit par se confondre avec la basilique.
  • 4. Les monuments de l'Acropole seront publiés dans Caricin Grad III (sous presse), qui sera édité par N. Duval et V. Popovic.
  • 5. Kondic et Popovic 1977, p.37-41. 316-318. L'hypothèse du « palais épiscopal remonte à F. Mesesnel, dans Starinar, 13, 1938, p.181-183.
  • 6. Des entrepôts ? Cf. Duval 1984, p.417-418.
  • 7. Duval 1996, p.337. L'hypothèse de la résidence d'un fonctionnaire civil avait déjà été présentée par Dj. Boskovic, dans Starinar, 15-16, 1964-1965, p.50.
  • 8. Nous espérons consacrer prochainement un travail à cette question des deux salles d'audience de l'évêque. Il s'agit notamment de savoir laquelle était le lieu de l'episcopalis audientia.
  • 9. Au Sud-Ouest, un segment de ce rempart, long d'environ 40 m, n'a pas été dégagé.
  • 10. Il est le destinataire de la novelle XI.