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Localisation et structure de l'habitat.

On peut estimer, d'après ce qui précède, que les constructions relevant des administrations ecclésiastique et militaire et les résidences officielles qui leur étaient attachées couvraient dans la Ville Haute pratiquement tout l'espace situé à l'Ouest du cardo, soit les deux tiers au moins de la superficie totale. Le caractère de la Ville Basse est moins net, mais son rempart protégeait aussi toute une série de bâtiments publics : outre ceux qui ont été fouillés (les deux églises et les thermes intérieurs) et la grande citerne, une prospection électrique effectuée en 1981 a permis d'en localiser trois autres à l'Est de la rue principale, au Sud de la basilique à transept.

On notera qu'il n'y a pour l'instant à Caricin Grad aucune trace de la présence d'un quelconque haut fonctionnaire civil : P. Lemerle1 a d'ailleurs montré que le transfert du siège de la préfecture du prétoire d'Illyricum de Thessalonique à Justiniana Prima, prévu par la novelle XI, avait dû rester lettre morte. Aucun bouleutêrion ou autre bâtiment témoignant de l'existence d'une curie n'est connu non plus, ce qui n'est pas étonnant puisque la création de nouvelles curies n'est plus attestée depuis le Ve s.2, et qu'une Constitution impériale de 534 nous apprend qu'il existait alors des cités dépourvues de curie3. Il devait certes y avoir un conseil des notables (honorati, prôteuontes), présidé et dominé par l'évêque, mais il pouvait se réunir dans un local du complexe épiscopal.Enfin, il n'y avait pas de véritable quartier artisanal4. Certaines activités (textile, travail du cuir, travail de l'os, orfèvrerie) étaient dispersées en divers points de l'habitat. Des artisans, forgerons, menuisiers et boulangers notamment, se sont aussi installés dans des espaces libres, des bâtiments désaffectés ou des portiques cloisonnés, surtout dans la dernière période de la vie de la ville5. Mais nous savons que les briquetiers et les métallurgistes travaillaient en contrebas du site, sur les berges des deux rivières6, et il devait en être de même des potiers et céramistes, corroyeurs et foulons, qui avaient également besoin d'eau courante en abondance.L'habitat lui-même ne pouvait avoir intra muros qu'une place extrêmement réduite. Il y a certes un habitat interstitiel, quelques maisons s'étant installées entre des bâtiments publics, par exemple entre la basilique à transept et la rue est de la Ville Basse. Mais le seul véritable quartier d'habitation était sans doute celui de l'angle sud-ouest de la Ville Basse, dont nous avons fouillé un peu plus de la moitié7, et qui devait s'étendre vers le Nord jusqu'à la grande citerne (fig.15). Il faut noter d'abord que ce quartier n'était peut-être pas destiné à l'habitat dès l'origine. En effet, deux bâtiments, construits peu après le portique de la rue, furent plus tard entièrement démontés jusqu'à leurs fondations, sauf quelques segments de murs qui servirent de base à des murs postérieurs. Le premier, proche du rempart sud et aligné sur ce dernier, est rectangulaire8. Le second, au Nord-Est de la fouille, est un grand bâtiment 9 édifié contre le mur de fond du portique de la rue. Il est partagé en quatre longues pièces donnant au Sud sur une cour de 12 m de large, dont la clôture a été retrouvée en fondation. Cette cour avait une porte à l'Est, dont l'emplacement est marqué par un caniveau traversant le mur de fond du portique. Ce genre de plan « en gril » indique probablement une construction utilitaire d'usage public : plutôt qu'à un horreum, nous pensons à une écurie pouvant loger, dans des stalles disposées en épis, de 40 à 50 chevaux. Quoi qu'il en soit, il semble bien que le quartier ait été prévu pour abriter des bâtiments qui n'ont pu être achevés avant la fin du grand chantier, et que l'habitat ne s'y soit installé que dans un second temps.Les bâtiments de ce quartier d'habitation diffèrent radicalement des monuments publics sacrés ou profanes, comme des résidences officielles de la Ville Haute, par leur mode de construction. En effet, ils ne sont pas édifiés en opus mixtum, ni en brique et mortier, mais selon deux techniques qui sont utilisées séparément ou le plus souvent associées : la pierre liée à l'argile, et les pans de bois remplis de torchis. Les maisons relèvent, d'après leurs plans, de deux types. Celles du premier type sont constituées d'un bâtiment unique précédé d'une cour rectangulaire fermée, que borde un portique sur un ou trois côtés. C'est ce type que nous rencontrons au Sud-Est de la fouille (fig.16), dans un ensemble de 20 sur 23 m, édifié à l'arrière du portique de la rue. Il comprend deux unités d'habitation, construites d'un seul jet mais indépendantes, l'une plus étroite au Nord, l'autre plus vaste au Sud, accessibles toutes deux de l'Est10. Les maisons du second type, que nous trouvons à l'Ouest et au Nord de la fouille, comportent un bâtiment principal rectangulaire, parfois précédé d'un portique, ouvrant sur une cour que limite une simple clôture, et où se répartissent des annexes. La difficulté est alors de définir le tracé des clôtures, qui n'ont laissé que peu de traces mais déterminaient la circulation à l'intérieur du quartier.Dans les deux cas, le bâtiment d'habitation était à étage : le rez-de-chaussée, qui comprenait une ou deux pièces destinées au stockage et au travail, et pouvait permettre d'abriter des animaux à l'arrière d'une cloison légère, était bâti en moellons de schiste liés à l'argile, tandis que l'étage, qui devait constituer le logement proprement dit,était en bois et en torchis.Les escaliers d'accès à l'étage étaient en bois, parfois avec un socle de pierre, et se trouvaient toujours à l'extérieur des bâtiments, dans les portiques ou plaqués contre les façades. Pour lescouvertures,la tuile était de règle. Les annexes des maisons du second type sont des constructions plus frustes : hangars en matériaux légers reposant sur un solin de pierre, ou même cabanes dont les murs, entièrement en pisé, ne sont guère repérables au sol que grâce aux dalles de schiste, placées de chant, qui en protégeaient la base. Cet habitat ne subit, jusqu'à l'abandon définitif du site, que quelques remaniements. Le plus notable est la construction d'une série de pièces secondaires entre les maisons existantes et le rempart ouest, qui finirent par interdire la circulation le long de ce dernier. Un phénomène analogue s'observe à l'Est : le portique occidental de la rue fut en partie cloisonné, et les constructions adventices qui s'y installèrent débordaient même parfois sur la chaussée, dont elles réduisaient la largeur. Dans un cas comme dans l'autre, on peut donc parler d'appropriation privée d'espaces publics. Mais cela n'implique pas une augmentation de la densité d'occupation du quartier : de grandes cours restent libres, et le nombre d'unités d'habitation paraît stable. Rien donc qui traduirait un afflux de réfugiés avant la chute de la ville, comme on l'a parfois supposé.L'analyse détaillée de ce quartier étant en cours, nous nous contenterons de suggérer quelques directions de recherche. Par leur mode de construction, l'utilisation des matériaux (pierre, argile, bois, torchis, tuile) et certains traits de leur organisation (logement à l'étage), ces maisons rappellent d'abord l'architecture villageoise traditionnelle de la région de Caricin Grad, telle qu'elle existait jusqu'au milieu du XXe siècle. D'autre part, la distinction que nous avons faite entre deux types de maisons, dont le premier serait plutôt urbain et le second, nettement majoritaire, d'origine rurale, ne doit pas faire illusion : toutes ces maisons ont de nombreux points communs, ne serait-ce que les dimensions du bâtiment d'habitation et l'existence d'une cour, et celles du type 1 sont si simplifiées par rapport à la maison urbaine à péristyle que les deux types ne sont pas séparés par une frontière nette, et apparaissent plutôt comme deux variantes d'un même modèle.Dans les Balkans du VIe siècle, ces maisons trouvent des parallèles sur plusieurs sites de Serbie11, de Macédoine12, des régions alpines13 et surtout de Bulgarie14. Mais si nous regardons hors du contexte balkanique, nous voyons qu'elles sont aussi structurellement assez semblables à celles qui sont attestées dans les villes de l'Exarchat d'Italie aux VIIe-VIIIe siècles15, et même aux maisons rurales du Massif calcaire de Syrie du Nord16. Ces analogies lointaines s'expliquent sans doute de deux manières : d'une part les mêmes habitudes sociales, se rencontrant en des régions éloignées, peuvent induire des formes d'habitat très proches ; d'autre part les différences entre habitat urbain et habitat rural tendent à s'estomper au VIe siècle, probablement par introduction dans les villes des formes qui existaient auparavant dans les campagnes. Nos maisons de Caricin Grad ne sont pas pour autant des maisons paysannes. Ce quartier, relativement privilégié puisque situé intra muros, comptait certainement quelques artisans17. Les autres maisons étaient sans doute occupées par une « classe moyenne » de fonctionnaires et de militaires. Malgré la superficie relativement étendue de ce quartier d'habitation (fig. 16)18, il ne devait guère compter au total plus d'une trentaine de maisons, ce qui conduit à penser que la grande majorité des habitants résidait à l'extérieur des murs. C'est bien ce que suggèrent plusieurs indices.
Les deux églises extérieures, l'église triconque et l'église à nef unique, ne sont pas cimétériales, car aucun des sondages effectués à leurs abords immédiats n'a permis de découvrir des tombes. Elles signalent donc sans doute la présence soit de monastères, soit de noyaux habités.
Les activités artisanales attestées sur les berges des deux rivières, comme la digue-pont construite sur la Caricinska reka à peu près face à la porte est de la Ville Haute, et que surmonte à l'Est un petit fortin19, font soupçonner la présence d'un habitat dans ces deux secteurs.
Plusieurs lignes de défense sont lisibles dans la topographie (fig.3) bien qu'elles n'aient encore fait l'objet d'aucune fouille : au Sud, du côté le plus accessible, un grand fossé coupe le plateau à 250 m environ du rempart sud de la Ville Basse, tandis qu'un gros mur de pierres sèches barre la pente occidentale à hauteur de l'Acropole. Un dispositif semblable existait peut-être aussi du côté est.
Enfin, les prospections électriques réalisées au Sud et au Sud-Est de la ville en 1981 et 1991 ont mis en évidence un réseau de structures bâties, larges d'environ 2 m et longues de plusieurs centaines de mètres. Les unes sont parallèles à la route venant du Sud-Ouest, d'autres s'articulent autour de l'église triconque et relient les remparts de la Ville Basse au grand fossé, ou remontent vers le Nord en direction des thermes extérieurs. Le seul sondage effectué sur l'une de ces structures en 2002, et qu'il faudra beaucoup élargir, a fait apparaître une zone d'empierrement parementée qui remonte vers le Nord en direction du rempart de la Ville Basse. Toutes ces structures pourraient donc être des soubassements pour des palissades de bois qui protégeaient des espaces occupés par des constructions légères.

  • 1. Lemerle 1954, p.267-269.
  • 2. Laniado 2002, p.14, n.107.
  • 3. Codex Justinianus I, 4, 34, 10, éd. P. Krueger, Corpus Iuris Civilis, t. II, Berlin, 1880, p.49.
  • 4. I. Popovic dans Caricin Grad II, p.295-297.
  • 5. (Popovic 1982.
  • 6. Bavant et Ivanisevic 2003, p.34. 38.
  • 7. 80 m du Nord au Sud, 60 m d'Est en Ouest.
  • 8. 14,50 x 7,80 m.
  • 9. 19,20 m d'Ouest en Est, 15,50 m du Nord au Sud.
  • 10. Les caniveaux d'évacuation des eaux passaient sous les seuils des portes
  • 11. Milinkovic 1995 ; M. Popovic 1999.
  • 12. Janakievski 1977.
  • 13. Bierbrauer 1987, p.313-327.
  • 14. Ovcarov 1974 ; Uenze 1992 ; Koiceva 1992.
  • 15. Bavant 1989, p.509 sqq.
  • 16. Tate 1992.
  • 17. Un forgeron au Nord-Est, un orfèvre au Sud-Ouest.
  • 18. 0,6 ha.
  • 19. Environ 50 x 60 m.