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L’hypothèse d’un peuplement d’origine asiatique

Dès les premières années du XVIème, les explorateurs et savants européens se rendirent à l’évidence : le continent atteint par Christophe Colomb en 1492 n’était pas l’Asie. On pouvait y rechercher, longtemps encore, la cour du Grand Khan. Mais alors, que fallait-il penser des habitants de ce « nouveau monde » ? Comment devait-on les qualifier ? Et quelles pouvaient être leurs origines ? En 1590, le jésuite José de Acosta estimait, dans son Historia Natural y Moral de las Indias, que les ancêtres des Indiens d’Amérique étaient venus d’Asie, par voie terrestre.

Fig. 1 : Régions septentrionales du Pacifique Nord. Fond de carte : http://www.d-maps.com/carte.php?num_car=3502&lang=fr

Mais rappelons qu’à l’époque, pour les Européens, les régions septentrionales du Pacifique Nord demeuraient une terra incognita. Ce n’est qu’en 1741 qu’une expédition européenne gagna, pour la première fois, l’Alaska, au terme d’une longue odyssée à travers l’Asie et la mer de Béring. Dirigée par le capitaine danois Vitus Béring, pour le compte du pouvoir impérial russe, cette ambitieuse entreprise poursuivait des objectifs à la fois scientifiques et stratégiques : il s’agissait d’explorer et de cartographier les confins orientaux de la Sibérie et, si possible, les régions voisines du continent américain. Deux des membres de l’expédition, le naturaliste allemand Georg Wilhelm Steller et l’étudiant russe Stepan Krasheninnikov1, relevèrent une série de similitudes entre les peuples autochtones de Sibérie et d’Alaska, et conjecturèrent que l’Amérique avait été peuplée depuis l’Asie, par un isthme qui aurait uni les deux continents, dans un lointain passé2. En ce Siècle des Lumières, l’idée que les Indiens d’Amérique avaient des racines asiatiques fut reprise par plusieurs savants, dont Thomas Jefferson, dans ses Notes on the State of Virginia (1787). Considéré comme un des pères de l’archéologie nord-américaine, Jefferson fut aussi, comme on le sait, un des Pères Fondateurs des Etats-Unis, dont il assuma la présidence de 1801 à 1809.

Fig. 2 : « Bateaux des îles Aléoutiennes ». Lithographie de Louis Choris (vers 1825). Anchorage Museum. Photo : Sébastien Perrot-Minnot.

Au XIXème siècle, l’essor de l’ethnologie, de l’anthropologie physique et de l’archéologie enrichit et stimula considérablement les réflexions sur le peuplement initial du Nouveau Monde. A la fin du siècle, afin de mieux comprendre les relations qui ont uni les sociétés autochtones du nord-est de l’Asie et du nord-ouest de l’Amérique, l’American Museum of Natural History, alors présidé par le banquier et philanthrope Morris K. Jesup, lança une ambitieuse expédition dans le Pacifique Nord. Menée de 1897 à 1902, sous la direction scientifique de l’anthropologue Franz Boas, la « Jesup North Pacific Expedition » rassembla une immense somme de données sur les caractéristiques physiques, les modes de vie et de subsistance, l’artisanat, les coutumes, les langues, l’organisation, les croyances et les arts des populations natives contemporaines, mais aussi sur le patrimoine archéologique des régions visitées.

Le XIXème siècle, et le début du siècle suivant, sont également marqués par d’intenses débats sur l’antiquité de la présence humaine en Amérique. En 1844, en France, Jacques Boucher de Perthes découvrit des outils de pierre associés à des restes d’espèces disparues de grands mammifères, dans une couche géologique correspondant à un antique âge glaciaire. L’« homme préhistorique » faisait son entrée dans le monde scientifique ; il ne tarda pas à agiter les milieux américanistes. Mais ce n’est qu’en 1927, après des décennies de violentes controverses, que l’existence de l’homme en Amérique lors de la dernière glaciation (il y a plus de 11 000 ans), put enfin être démontrée. Cette année-là, en effet, l’archéologue Jesse Figgins mit au jour une pointe de projectile nichée entre deux côtes d’une espèce disparue de bison, sur le site de Folsom, au Nouveau-Mexique3. Au cours de la décennie suivante, dans ce même Etat des Etats-Unis, le gisement de Blackwater Draw révéla un horizon archéologique plus ancien encore ; on lui donna les noms de « Llano » et de « Clovis ». Les cultures de Folsom et de Clovis sont datées, respectivement, d’entre 12 800 et 12 000 cal BP4, et d’entre 13 300 et 12 800 cal BP.

Fig. 3 : Pointe de type Clovis. Museo Popol Vuh (Universidad Francisco Marroquín, Guatemala). Photo : Sébastien Perrot-Minnot.

Dans les années 1930, on s’efforça de trouver, en Sibérie, des pointes cannelées et lancéolées, comme celles du type Clovis. Malgré l’enthousiasme qui les anima, ces recherches demeurèrent vaines. A la même époque, cependant, Neis Nelson (1935) compara des contextes comprenant des nucléus à lamelles (microlames), en Alaska et en Mongolie ; pour la première fois, un lien précis était établi entre des entités culturelles préhistoriques d’Amérique et d’Asie.

Les rapprochements archéologiques entre l’Amérique et la Sibérie nord-orientale de l’Âge de Glace se firent plus tardivement. Certes, dès les années 1920, l’explorateur russe Vladimir Arseniev reconnut des traces d’action humaine sur des os de mammouth provenant de Tchoukotka, la région russe située à l’ouest du détroit de Béring5. Mais il fallut attendre les années 1960 pour que soient découverts en fouille, pour la première fois dans le nord-est de la Sibérie, des contextes du Paléolithique, la période de l’histoire de l’humanité qui prit fin avec la dernière glaciation. Nikolai Dikov les mit au jour à Ushki, au Kamtchatka ; il attribua au contexte anthropique le plus profond du gisement, celui du niveau VII, un âge de quelque 17 000 ans, et estima que les premiers occupants d’Ushki avaient dû jouer un rôle dans le peuplement de l’Amérique6. Néanmoins, la datation du niveau VII d’Ushki a été ramenée, depuis, à environ 13 000 cal BP7.

En dehors de l’archéologie, plusieurs disciplines se sont impliquées dans les recherches sur les origines des premiers Américains, depuis la découverte historique de Folsom : la génétique, qui joue un rôle croissant, l’anthropologie physique et, dans une moindre mesure, la linguistique. Mais seule l’archéologie permet, pour le moment, d’établir une chronologie précise du peuplement du Nouveau Monde.

Fig. 4 : Localisation de sites archéologiques mentionnés dans cet article. Fond de carte : Daniel Dalet.

  • 1. Stepan Krasheninnikov devint docteur en 1745, et fut élu à l’Académie impériale des sciences de Saint-Pétersbourg en 1750.
  • 2. Krasheninnikov 1770 : 407-409.
  • 3. Meltzer 2006, 2009.
  • 4. Ou « années avant le présent », d’après des datations au radiocarbone calibrées ou corrigées.
  • 5. Dikov 2003 : 11.
  • 6. Dikov 2004 : 13, 32.
  • 7. Goebel et al. 2010.