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Les relations archéologiques entre l’Amérique paléoindienne et la Sibérie paléolithique

Si l’on compare le matériel archéologique des horizons Clovis et pré-Clovis en Amérique, avec celui de la Sibérie paléolithique, on constate tout d’abord des différences non négligeables. Celles-ci peuvent s’expliquer, aisément, par les transformations de la culture matérielle des groupes ayant colonisé le Nouveau Monde, et les lacunes de notre connaissance du registre archéologique (dont une grande partie a évidemment été détruite au fil du temps, alors qu’une autre a été enfouie ou engloutie). Par ailleurs, comme le signalent Ted Goebel1 et David Meltzer2, on retrouve, des deux côtés du Pacifique, un ensemble de comportements technologiques et de catégories d’artefacts, qui incluent des bifaces et des pointes, des grattoirs et racloirs, des burins, des lames, des outils élaborés sur des éclats de bifaces et des lames, et divers objets en os et en ivoire.

Mais venons-en à des analogies plus spécifiques. Dès les années 1930, comme nous l’avons vu, on releva l’existence de nucléus à lamelles, en Alaska et en Asie de l’Est. La production de lamelles représente un des grands marqueurs culturels de l’Asie nord-orientale paléolithique, où l’on distingue les industries lithiques comprenant une composante lamellaire, de celles qui en sont dépourvu3. Cette production est associée à la fabrication de bifaces, de pointes de projectile, de grattoirs, de burins, et de divers autres outils, le matériel pouvant varier d’un site à l’autre. Son origine fait l’objet de débats ; alors que la plupart des chercheurs la situe vers 40 000 cal BP, dans la région des Monts Altaï4, d’autres préfèrent la placer autour de 24 000 cal BP, en Extrême-Orient5.

Fig. 1 : Nucléus à lamelles (microlames) de la grotte de Dyuktai. Centre d’Archéologie Arctique et de Paléoécologie Humaine, Académie Russe des Sciences, Iakoutsk, Russie. Photo et dessin : Gomez Coutouly 2011b (fig. 6.4).

En Sibérie nord-orientale, la technologie lamellaire se retrouve sur les sites de la culture Dyuktai (16 000-11 500 cal BP) et dans le niveau VI d’Ushki (autour de 12 000 cal BP). En Alaska, elle est attestée dès 14 200 cal BP à Swan Point, dans la partie centrale de l’Etat ; plus tard, elle caractérise la culture Denali (13 000-8000 cal BP). La diffusion de cette technologie en Alaska est due, manifestement, à une influence de la culture Dyuktai. Pour Ted Goebel, Michael Waters et Margarita Dikova6, le complexe du niveau VI d’Ushki représenterait un chaînon entre les cultures Dyuktai et Denali.

Fig. 2 : Lamelles provenant d’un contexte du site de Dry Creek rattaché à la culture Denali (Alaska). University of Alaska, Museum of the North, Fairbanks. Photos et dessins : Gomez Coutouly 2011b (fig. 7.16).

Ces relations culturelles ne se reflètent pas uniquement dans l’industrie lithique. Ainsi, une sépulture d’enfant du site d’Upward Sun River (Alaska), découverte dans un contexte daté de 11 500 cal BP et lié à la culture Denali (malgré l’absence apparente de lamelles), présente des analogies intéressantes avec deux sépultures d’enfants du niveau VI d’Ushki7. Ces trois espaces funéraires ont été aménagés dans des maisons semi-souterraines. En outre, à Upward Sun River comme à Ushki, de l’ocre rouge accompagnait les restes humains. Ce colorant a été largement utilisé, dans des contextes rituels, tant dans le monde paléolithique que dans l’Amérique paléoindienne.

Dans la région centrale de l’Alaska, la culture Denali a été précédée par une entité n’ayant apparemment pas fabriqué de lamelles : la culture Nenana (13 800-13 000 cal BP). Celle-ci a produit un matériel lithique qui comprend des bifaces, des pointes de projectile, des lames, des grattoirs et des burins, et que l’on a rapproché de complexes sans composante lamellaire de Sibérie, tels que ceux du niveau VII d’Ushki, de Berelekh et d’Elgakhchan (Tchoukotka) ; d’un autre côté, la culture Nenana pourrait avoir contribué à la formation de celle de Clovis8. Notons que les pointes à tige du niveau VII d’Ushki ont été comparées à des objets similaires, mis au jour dans divers contextes paléoindiens de l’ouest des Etats-Unis9. Si ces analogies sont la conséquence d’influences intercontinentales, celles-ci se seraient exercées d’est en ouest ; en effet, dans l’état actuel de nos connaissances, l’apparition des pointes à tige est plus ancienne en Amérique qu’en Sibérie.

Fig. 3 : Pointes de projectile du niveau VII d’Ushki. Dessins : Dikov 2004 (fig. 3).

Le même type d’influence pourrait expliquer l’existence de la pointe cannelée d’Uptar (oblast de Magadan, Sibérie) - la seule pointe de ce genre connue en Sibérie - s’il est acquis que la cannelure de cet artefact est bien intentionnelle. Malheureusement, le contexte de la pointe d'Uptar est problématique. On sait simplement que l’objet faisait partie d’un complexe dépourvu de lamelles, découvert sous une couche de cendres volcaniques datée d’environ 9000 cal BP10. Les traditions sans composante lamellaire de la Sibérie nord-orientale comprennent aussi le complexe de Yana RHS, dont l’outillage en os, notamment, a été rapproché de matériels paléoindiens11.

Ajoutons que des galets travaillés de Sibérie ont été comparés avec des objets similaires d’Alaska et de Colombie Britannique. La typologie, la distribution et la chronologie de ces artefacts demeurent problématiques ; il est cependant acquis qu’en Asie nord-orientale comme en Amérique, des galets ont été travaillés au cours de différentes périodes, au Pléistocène comme à l’Holocène12

  • 1. Goebel 2004.
  • 2. Meltzer 2009 : 189.
  • 3. Slobodin 2011.
  • 4. Kuzmin et al. 2007.
  • 5. Gomez Coutouly 2011a, b.
  • 6. Goebel, Waters et Dikova 2003.
  • 7. Potter et al. 2011 : 1061.
  • 8. Goebel, Waters et Dikova 2003, Slobodin 2011.
  • 9. Slobodin 2011, Erlandson et Braje 2012.
  • 10. Slobodin 2006 : 14.
  • 11. Ibid.
  • 12. Slobodin 2011 : 91-94.