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Les origines asiatiques des premiers Américains, d’après la linguistique et la biologie

Comme il a été indiqué plus haut, l’archéologie n’est pas la seule discipline scientifique à avoir exploré le passé des premiers Américains. Dans le domaine de la linguistique historique, il convient de mentionner les travaux de Joseph Greenberg1. Celui-ci regroupa les langues natives du continent américain en seulement trois familles : la famille eskimo-aléoute, qui comprend dix langues de l’Alaska et du nord du Canada ; la famille na-dené, dont les trente-huit langues sont pratiquées en Alaska, dans le nord-ouest du Canada et dans le nord-ouest et le sud des Etats-Unis ; et la famille « amérinde », qui englobe toutes les autres langues (environ 900 !), parlées du sud du Canada à la Terre de Feu.

Mais Greenberg alla plus loin : il soutint que ces groupes représentaient trois vagues de peuplement du Nouveau Monde. La famille eskimo-aléoute, la plus homogène, présente de fortes similitudes avec des langues du nord-est de l’Asie ; elle correspondrait donc à la vague de peuplement la plus récente. Puis viendrait la famille na-déné, plus diverse, et montrant des liens plus distants avec les langues asiatiques2. La famille amérinde, enfin, comporte la plus grande hétérogénéité, tout en conservant quelques traces d’un héritage eurasiatique diffus. En se basant sur les rythmes supposés des changements des langues, Greenberg s’aventura même à dater les trois migrations, d’environ 4000, 9000 et 11 000 années avant le présent, respectivement. Ses travaux eurent un impact considérable, mais sa méthode de la « comparaison de masse » fut durement critiquée, et l’existence de la famille amérinde est aujourd’hui rejetée par la quasi-totalité des spécialistes de linguistique historique.

Plus récemment, Edward Vajda3 a présenté des preuves convaincantes d’une relation génétique entre les langues na-dené et ienisseïennes. La datation de la séparation des deux familles de langues demeure problématique, mais il semblerait que les premiers locuteurs na-dené soient venus en Amérique il y a au moins 6000 ans. Notons que la plupart des linguistes sont sceptiques quant à la possibilité de retracer l’histoire des langues au-delà de 10 000 cal BP.

Fig. 1 : Territoires des langues na-dené et ienisseïennes. Carte : Ben Potter, Anthropology Department, University of Alaska Fairbanks. 

La craniométrie, pour sa part, aborde des vestiges matériels et aisément datables. Sa contribution à l’étude des premiers Américains n’en est pas moins confuse. En effet, si le modeste corpus des crânes de la période paléoindienne a fait l’objet de rapprochements avec des types de l’Asie de l’Est4, il a aussi donné lieu à des comparaisons avec des types d’Océanie et d’Afrique. Le crâne du fameux Homme de Kennewick (Etat de Washington, Etats-Unis) a, quant à lui, été qualifié de « caucasoïde », avant de susciter des comparaisons avec des populations du Japon et de Polynésie5. D’après Walter Neves et Mark Hubbe6, les crânes paléoindiens d’apparence austro-mélanésienne ou subsaharienne reflèteraient une migration spécifique, qui aurait gagné le Nouveau Monde depuis l’Asie, via la Béringie ; en Extrême-Orient, en effet, certains crânes du Pléistocène Supérieur montrent des caractéristiques similaires. Pour le reste, il faut prendre en compte les variations qui ont nécessairement affecté la morphologie crânienne en Amérique même, en conséquence de nouvelles conditions environnementales, de l’isolation des groupes humains (avec la dérive génétique qu’elle entraîne), de l’évolution démographique et de pratiques culturelles, y compris culinaires7.

Fig. 2 : Reconstruction hypothétique, par Richard Neave (Université de Manchester), du visage de « Luzia », une femme qui vécut dans le sud-est du Brésil il y a quelque 11 500 ans. Photo : Laboratório de Estudos Evolutivos Humanos, Universidade de São Paulo.

Les variations affectant la forme des dents sont, elles, beaucoup plus lentes et limitées. En outre, ces organes sont les plus résistants du corps humains ; leur état de conservation, dans le registre archéologique, est bien meilleur que celui des os. Et comme les os, les dents sont datables au radiocarbone. On ne s’étonnera donc pas de l’intérêt dont elles ont fait l’objet, dans le vaste champ des recherches sur les origines des premiers Américains. Sur la base de la morphologie dentaire, l’anthropologue Christy Turner8 proposa la définition de deux grands groupes de populations asiatiques : les « sinodontes », majoritaires en Asie de l’Est, et les « sundadontes », établis principalement en Asie du Sud-Est. D’après Turner, toutes les populations natives américaines, présentes et passées (y compris, celles de la période paléoindienne), appartiendraient au groupe « sinodonte », même si ce chercheur distingue la denture sinodonte asiatique de celle des Amériques. Ayant examiné les différences entre ces deux dentures, et tenté d’évaluer le rythme des changements de la morphologie dentaire, Turner estima que les premiers Américains s’étaient séparés de leurs parents asiatiques il y a quelque 14 000 ans9. Mais ses travaux reçurent diverses critiques. C’est ainsi que plusieurs auteurs soutinrent l’existence de la sundadontie parmi les Américains du Pléistocène Supérieur10. D’un autre côté, des études récentes tendent à remettre en question la typologie dentaire de Turner11.

Parmi les sciences relevant de la biologie, la génétique apporte des éléments plus précis et plus fiables. L’étude du génome mitochondrial (l’ADNmt, transmis de la mère à l’enfant) et du chromosome Y (transmis par le père), chez des populations contemporaines et dans des restes humains du Pléistocène, montre que les ancêtres des Indiens d’Amérique sont venus d’Asie. Les cinq haplogroupes du génome mitochondrial identifiés chez les populations natives de l’Amérique (A, B, C, D et X) se retrouvent, tous, chez les peuples autochtones asiatiques, mais leur distribution varie dans l’espace ; ainsi, les haplogroupes B et X ne sont pas représentés en Sibérie orientale. En Sibérie méridionale et en Mongolie, en revanche, les cinq haplogroupes présents dans l’Amérique indienne cohabitent ; ces régions pourraient donc être celles d’où sont parties les premières sociétés humaines à avoir traversé l’Asie nord-orientale, avant de pénétrer en Amérique12.

Par ailleurs, le rythme des mutations de l’ADNmt et du chromosome Y, qui se produisent au fil des générations, a donné lieu à des approches chronologiques des migrations humaines. Aujourd’hui, la plupart des études de génétique moléculaire suggère que la colonisation initiale des Amériques se serait opérée il y a moins de 22 000 ans ; mais ce type de « datation » doit être considéré avec prudence13.

  • 1. Greenberg 1987 ; Greenberg, Turner et Zegura 1986.
  • 2. Les analogies concernant surtout les familles sino-tibétaine et ienisseïenne.
  • 3. Vajda 2010, 2012.
  • 4. Jantz et Owsley 2001, Seguchi et al. 2011.
  • 5. Powell et Rose 1999.
  • 6. Neves et Hubbe 2005.
  • 7. Perez et al. 2009, Meltzer 2009 : 174.
  • 8. Turner 1985.
  • 9. Greenberg, Turner et Zegura 1986.
  • 10. Powell et Neves 1999.
  • 11. Hanihara et Ishida 2005.
  • 12. Schurr 2004, Starikovskaya et al. 2005.
  • 13. Meltzer 2009 : 160.