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Les constructions en bordure des quais. La continuité des quais.

Les quais sont bordés par des constructions publiques et privées, en majeure partie destinées, comme il est naturel, au commerce. Nous ne nous proposons pas de les étudier ici en détail. Pour certaines, l'étude a déjà été faite1 ; d'autres n'ont avec les établissements maritimes qu'une relation topographique2 ; d'autres enfin leur sont postérieures de beaucoup3. Nous nous bornerons donc à une description explicative de leurs caractères essentiels, de leurs variantes, de leur destination, et à réfuter certaines interprétations antérieures, dont l'erreur était due à des fouilles incomplètes.

Tout d'abord, une division s'impose entre deux groupes distincts et sans analogie l'un avec l'autre : 1° les édifices situés au nord du port ; 2° ceux, beaucoup plus nombreux, qui s'étendent le long de ses bassins. Au nord, il était impossible aux vaisseaux de s'ancrer4, sauf dans le cas, très rare, d'un temps tout à fait calme. Au sud, au contraire, ils pouvaient s'amarrer et décharger à loisir leur cargaison par tous les temps. Par suite, les grands établissements de commerce, docks, entrepôts, magasins de toute espèce, rares, sinon absents, dans la première zone, abondaient dans la seconde ; de même, les innombrables boutiques où s'entassaient les ex-voto, les vivres, les fournitures maritimes, les menus objets de toute sorte nécessaires aux matelots et aux pèlerins, devaient se trouver à proximité des lieux où débarquaient et s'embarquaient les uns et les autres, autour des bassins du port5. Par la force des choses, le quartier nord devait se composer surtout de maisons particulières et de constructions privées, auxquelles pouvaient exceptionnellement s'adjoindre des boutiques, tandis que l'ensemble des bâtiments à destination commerciale devaient se localiser au sud6.

On a jadis admis l'existence, dans la partie septentrionale des établissements maritimes, d'un quartier marchand analogue à celui du sud, quoique beaucoup moins développé. On croyait alors qu'il y avait eu en cet endroit un bassin allongé, très étendu vers le nord7. En fait, c'était une simple annexe du premier bassin, située en bordure de la face ouest de l'Agora de Théophrastos ; la répartition des sondes s'oppose à ce qu'elle ait dépassé les maisons les plus méridionales du quartier de la colline. Presque toutes les constructions déblayées en cet endroit sont donc directement au bord de la mer, et non pas en arrière d'un bassin fermé, protégé du côté du large. Un quai les longe, mais la plupart des vaisseaux n'en pouvaient approcher, pour embarquer ou débarquer des marchandises, et cela semble exclure l'hypothèse qu'il y ait eu à proximité de grands établissements commerciaux. Une partie des ruines8 au centre, occupe une esplanade dominant la mer de près de 1m 509, ce qui ne se prête guère à l'établissement de magasins. Au nord, les constructions s'adossent à la falaise ; elles sont tout en façade et ne peuvent se développer en profondeur, disposition incommode pour des édifices commerciaux ; il semble qu'elles aient été très richement décorées10 et l'on n'y a pas trouvé de boutiques : c'étaient donc à peu près sûrement des maisons. Au sud on trouve bien quelques rares magasins de vente au détail (voy. la fig. 34) ; mais ils ne paraissent pas plus importants que dans une rue quelconque de la ville. Il n'y a jamais eu là qu'un quartier de mercantis pour les matelots, mais non une véritable cité marchande.

L'aspect général est tout autre au sud du sanctuaire et du premier bassin11. Les bâtiments sont plus développés ; la destination commerciale de la plupart s'affirme. Ce n'est pas qu'il ne s'y mêle, par endroits, des maisons de rapport, où les petits appartements sont juxtaposés12. Mais nous nous trouvons presque toujours en présence d'édifices bien spécialisés. Ils sont, il est vrai, conçus sur le plan des maisons déliennes13 ; quelques-uns semblent être des maisons agrandies et transformées14 ; mais la grandeur des cours et des salles15, l'existence, dans celles-ci, de larges fenêtres16, de corbeaux de pierre en saillie sur la face des murs, de trous pour l'encastrement des poutres qui supportaient des rayons ou des galeries, tout indique que ce n'étaient pas des locaux d'habitation, mais des entrepôts, où s'entassaient les marchandises débarquées par les navires sur les quais voisins. Dans les mêmes édifices, nous trouvons toujours, du côté de la mer, des chambres plus petites17, ne dépassant guère 5m x 8m, pourvues de très larges portes18 ; la plupart ne communiquent pas avec l'intérieur du bâtiment : ce sont des boutiques de vente au détail, pareilles à celles qu'on observe dans toutes les rues de la ville19. Il est probable que toutes ces constructions avaient un étage20, généralement destiné à l'habitation21. C'est donc un quartier de marchands ; la proximité du port en fait le centre commercial de la ville. Les négociants en gros et en détail y ont côte à côte leurs entrepôts, leurs boutiques et leurs demeures ; ils y trafiquent et y habitent tout à la fois.

On a voulu établir une distinction entre des « magasins de vente » et des « magasins de transit »22 et discerner dans les divers édifices des caractères permettant de les ranger dans l'une ou l'autre de ces catégories. C'était attribuer une conception logique à l'œuvre créée à la longue, par des remaniements successifs. Aucun magasin n'avait une affectation exclusive : entrepôt, ou boutique de vente au détail. Tous unissaient les deux destinations. Les boutiques de détail s'installaient sur le quai, ou en arrière, sur la rue parallèle23 ; les salles de l'intérieur servaient d'entrepôts. Ces installations étaient juxtaposées dans un même édifice, où se trouvaient encore les logements des négociants. Il serait donc vain de vouloir attribuer à ces édifices hybrides des dispositifs à destinations distinctes : ils sont tous bâtis à plusieurs fins24.

La théorie qui affectait certains de ces édifices uniquement à l'emmagasinement provisoire de marchandises à réexporter reposait surtout sur la croyance à la discontinuité des quais. La plupart des constructions en bordure du port, séparées entre elles, auraient tourné le dos à la ville pour faire face à la mer ; impropres à la vente sur place, elles n'auraient pu être employées que comme entrepôts dans une zone constituée en port franc. Cette interprétation spécieuse25 suppose que les quais n'auraient pas été continus et librement ouverts, mais bien particuliers à chaque magasin et fermés au public en tant que propriété privée. Nous ne croyons pas qu'il en ait été ainsi. On a cru que, sur toute la longueur du quai, des décrochements correspondaient à ceux des magasins dont les façades ne sont pas alignées ; le quai, conservant une largeur sensiblement constante, à ce que l'on croyait, se serait composé d'une série de redans irréguliers, ou, comme on a dit, de « gradins »26. Des murs avancés, prolongeant ceux des magasins, auraient barré le quai sur toute sa largeur. D'où la conclusion que les différentes parties du quai étaient des ouvrages privés, édifiés à diverses époques, chacun en même temps que le bâtiment dont il précède la façade et pour lui seul. Tout ce quai n'aurait pu, par conséquent, s'ouvrir à la circulation publique.

Cette hypothèse a été depuis longtemps reconnue fausse, pour les magasins et les quais de la région méridionale27. Partout elle est infirmée par un examen tant soit peu détaillé. Alors même que la ligne de ces quais présenterait des décrochements, cela ne prouverait nullement qu'ils sont d'époques différentes et ont été bâtis indépendamment les uns des autres ; cela pourrait signifier tout au plus qu'on a voulu, par endroits, les faire plus larges ou les adapter à des édifices construits antérieurement. On observe des décrochements analogues dans les ports modernes28 ; ils ne correspondent pas forcément à des ruptures de l'alignement des constructions élevées en arrière du quai ; on y verrait à tort l'indice que les quais n'ont pas été édifiés en une seule fois, suivant un plan logique et préconçu.

A Délos, les magasins présentent bien une disposition « en gradins », mais le quai n'est pas successivement parallèle à chaque façade ; au moyen de légères sinuosités, il compense ces ruptures d'alignement. Seuls les môles constituent de véritables décrochements ; mais ils ont un rôle à part, défini et préconçu ; leur présence, loin de porter atteinte à la logique du plan, ne fait que la renforcer. Nulle part, nous l'avons dit, les murs de refends ne traversent le quai sur toute sa largeur ; il reste toujours au bord de l'eau un libre passage. Le quai contourne les constructions élevées sur les môles. Mais, pour éviter un détour, une rue de traverse, entre les magasins de la rangée principale et ceux du môle, unit d'ordinaire les sections de quais situées de par et d'autre du môle29. Une telle disposition serait inexplicable si ces quais n'étaient pas une voie ouverte à la circulation publique.

Des boutiques de vente au détail s'ouvrent du côté de la mer. Si le quai avait été divisé en tronçons indépendants, sans communication entre eux, on n'aurait pu s'y rendre qu'en barque. De nombreuses rues relient d'autre part la ville et les quais30 ; ce n'étaient certes pas des impasses. Il est inexact que les grands magasins fussent à peu près sans communication avec la ville. Leur premier étage communique avec le rez-de-chaussée par de nombreux escaliers31, et avec la rue en arrière par de larges portes. Toutes ces raisons nous déterminent à conclure que les quais de Délos n'ont jamais été divisés en secteurs indépendants ; ils étaient publics et librement ouverts à tous.

Planche I-IV : Les installations portuaires sur la côte ouest de Délos (utiliser la molette de la souris pour zoomer et la main pour vous déplacer sur la carte).

Légendes des illustrations :
Fig. 8 : Plan du môle 5 au 1/1000e, d'après Bringuier.
Fig. 34 : Vue générale des restes du quai, au nord du port. (La construction dont on voit les ruines est une des rares boutiques de cette région). 
Fig. 38 : Magasins, au fond du troisième bassin. (A, b : façade primitive. Les deux pilastres, au second plan, à gauche, appartiennent à une façade d'époque postérieure ; l'appareil du mur latéral en est plus négligé). 
Fig. 39 : Façade du Magasin aux pilastres. Au fond, la façade primitive du premier état ; en avant, la façade aux pilastres du deuxième état. A gauche, une entrée de boutique est murée, comme si, dans un troisième état, on avait supprimé une partie des boutiques. 

  • 1. Voyez, pour les magasins, les articles de Jardé, BCH, 1905, p. 6-40 ; 1906, p. 632-664 [et P. Roussel, Délos, colonie athénienne, p. 301].
  • 2. Telles les maisons qui bordent le quai, au pied de la colline qui s'élève au nord du port.
  • 3. Une partie des constructions que je viens de dire est dans ce cas.
  • 4. Faute, en cet endroit, de tout môle de protection.
  • 5. Cf. Jouguet, BCH, 1899, p. 82-85.
  • 6. On constate aujourd'hui le même fait dans les ports voisins : à Mykonos, par exemple, il n'y a plus que des maisons particulières, sans boutiques, sur la partie située au delà du port (fig. 15).
  • 7. BCH, 1896, p. 437-439 (Ardaillon).
  • 8. Elles ont été partiellement déblayées en 1908 et 1909 ; elles ont trop peu de relations avec les établissements maritimes proprement dits pour qu'une étude de détail soit ici justifiée.
  • 9. Sur une longueur de 50 mètres, au nord-ouest de la Salle hypostyle.
  • 10. On y a découvert de nombreux débris de bandeaux de stuc, ornés de personnages.
  • 11. BCH, 1896, p. 439-444 ; 1905, p. 6-40 ; 1906, p. 632-664.
  • 12. BCH, 1906, p. 659-664.
  • 13. BCH, 1905, p. 8.
  • 14. C'est vraisemblablement le cas pour le Magasin des colonnes qui, malgré son unité apparente, semble avoir subi des remaniements nombreux (groupe XVI de la pl. I-IV).
  • 15. Cf. les plans donnés dans BCH, 1905, pl. V et VIII ; 1906, pl. XII.
  • 16. Aussi bien dans les magasins qui sont au fond du deuxième bassin que dans le Magasin des colonnes, au fond du quatrième. Il en était sans doute de même dans les parties non fouillées.
  • 17. BCH, 1906, p. 644 sq.
  • 18. Généralement les montants de ces portes étaient des pilastres de granite (fig 40-41). Quelques-uns sont encore en place ; beaucoup sont tombés en avant dans la mer. L'ensemble devait donner une physionomie assez particulière aux constructions des quais.
  • 19. BCH, 1906, p. 565 sq. (Chamonard).
  • 20. On y a partout retrouvé les traces et même les restes d'assez larges escaliers.
  • 21. C'est évident pour un certain nombre de boutiques, dont chacune a son escalier particulier (BCH, 1905, p. 13 sq.). La décoration d'étage de ces magasins semble aussi convenir à des appartements (BCH, 1906, p. 656 sq.).
  • 22. BCH, 1894, p. 443 sq.
  • 23. Par exemple, au Magasin à la baignoire (groupe XV de la pl. I-IV). BCH, 1906, pl. XII.
  • 24. Il faut étendre à tous les magasins ce qui a été dit à ce sujet. BCH, 1905, p. 20 sq.
  • 25. Cette théorie proposée pour la première fois par Ardaillon (BCH, 1896, p. 439 sq.) fut adoptée par Jardé (BCH, 1905, p. 35 sq.) qui semble y avoir ensuite renoncé (BCH, 1906, p. 643 sq.).
  • 26. BCH, 1896, p. 439.
  • 27. BCH, 1906, p. 643.
  • 28. Par exemple, tout près de Délos, à Syra.
  • 29. En particulier aux môles 4 et 5.
  • 30. On a nié l'importance de ces rues ; on a dit qu'elles étaient étroites et barrées. En réalité, il y en a d'assez larges (cf. pl. I-IV), entre les groupes XV et XVI, par exemple. La rue qui sépare les groupes XIV et XV est seule barrée. Mais le barrage est visiblement postérieur. [Ces barrages de rues et d'ouvertures à Délos semblent avoir fait partie des moyens de défenses contre les incursions de pirates.]
  • 31. Il y a deux escaliers au Magasin des colonnes (groupe XVI) ; un autre met le rez-de-chaussée directement en communication avec la rue en arrière. Au Magasin à la baignoire (groupe XV), l'escalier, découvert en 1910, est à côté de l'entrée et donne sur la quai.