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L'abbé Pichon, un homme de bien

La colonnette sud-est. L'abbé Pichon est une figure remarquable de ce temps, sur laquelle nous estimons devoir nous attarder un peu. Albert Bosch lui a consacré des pages qui évoquent la ténacité des prêtres réfractaires dans la tourmente révolutionnaire. Heureux de mettre à la disposition du lecteur une partie des écrits de ce grand historien de Montigny, nous reprenons ci-dessous l'intégralité, ou peu s'en faut, de l'hommage qu'il rendit au prélat dans ses Causeries1. Bien que ce texte concerne plus directement Montigny que Saint-Privat, il donne la description à la fois érudite et vivante d'une commune durant la Révolution.

Chapiteau de la colonnette sud-est. L'abbé Pierre-Nicolas Pichon était le fils d'un vigneron de Bayonville (vallée du Rupt-de-Mad), à quelques kilomètres de Pagny-sur-Moselle. Il était né dans ce village en 1752. En 1789, année de la Révolution, il était vicaire à Charey, localité qui compte aujourd'hui 140 habitants, située non loin de Thiaucourt. L'année suivante, il passe dans le diocèse de Metz et devient curé de Saint-Privat-lès-Metz. (Après sa déclaration devant le conseil municipal,) il prêta (…) le serment demandé : Soumission à la Constitution civile du clergé, mais y ajouta la restriction : obéissance en tant que la Loi n'exigerait rien de lui qui fût contraire à sa conscience et à sa dignité de prêtre catholique romain. Ce serment atténué lui valut la destitution qui l'atteignit cinq mois plus tard. D'autres sanctions pouvant suivre, par exemple l'emprisonnement, l'exil, il jugera bon de ne plus paraître en public et trouva gîte et pitance chez ses paroissiens qui lui avaient donné, après dix-huit mois de ministère seulement, toute leur confiance. Bien qu'exposé aux pires condamnations, il resta parmi eux, évidemment sous un déguisement, caché un jour dans une famille, le lendemain dans une autre ; ne sortant que la nuit, précédé d'une patrouille d'hommes sûrs, pour aller dans les habitations, baptiser les petits enfants, donner les derniers sacrements aux mourants, entendre les confessions et distribuer la Sainte Communion. Il célébrait la Sainte Messe, la nuit, dans les caves de la grande maison face à la mairie. Et cette situation dura des années et des années ; il ne fut pas dénoncé, ni découvert malgré les fréquentes visites domiciliaires que la municipalité était obligée de faire pour déceler les armes et les personnes suspectes. Quelle bonté avait dû déployer ce prêtre pour être gardé aussi efficacement par ses paroissiens ! Quel exemple admirable d'esprit religieux ont montré les habitnts de Montigny à cette occasion. La colonnette sud-est.

Le 15 floréal, an XI (début juin 1803, Révolution en agonie), l'abbé Pichon se présentait à la mairie de Montigny et exhibait un extrait des registres de la Préfecture, par lequel il était certifié qu'il avait fait sa soumission au gouvernement entre les mains du Préfet. Et plus vigoureusement que jamais, il reprit ses fonctions de prêtre, éducateur et guide de la jeunesse et de bienfaiteur des pauvres.

Le transfert de son corps, trente-huit ans après le décès, eut lieu le 18 décembre 1867. La commune prit à sa charge les frais de cercueil, fossoyeur et transport ; le Conseil municipal vota la somme de 100 fr. pour remplacer la pierre tumulaire de Saint-Privat par une tombe modeste « qui perpétuerait le souvenir de cet homme de bien tout en rappelant la concession faite par la commune ». Chapiteau de la colonnette nord-est.

(…) En 1869, l'abbé Jean-Pierre Dufour, curé de Montigny, fut enseveli dans la tombe de l'abbé Pichon, dont les ossements furent probablement enfouis plus profondément. La pierre tombale achetée par la commune disparut, de même l'inscription. Elles furent remplacées par une lame de marbre portant le rappel suivant : « Sous cette même pierre reposent, transférés, les restes de Monsieur Pierre-Nicolas Pichon, curé de Montigny pendant 40 ans ; décédé le 20 avril 1829, à l'âge de 77 ans. Caché parmi ses ouailles pendant les troubles de la révolution, il administrait les sacrements souvent au péril de sa vie. Priez Dieu pour lui. » Ce marbre est incrusté dans le côté droit de la pierre tombale de l'abbé Dufour à gauche du calvaire. Chapiteau de la colonnette nord-ouest.

(…) Comment est-il possible, qu'en 1867, donc au bout de quarante ans, la mémoire de l'abbé Pichon soit encore aussi bénie et vivace dans l'esprit de notre paroisse ? On ne lui a pas décerné de décoration ; mais des expressions telles que homme de bien, vénérable défunt, meilleur souvenir, marque de reconnaissance et surtout le fait d'avoir vécu des années caché parmi ses ouailles, expressions qui figurent dans les délibérations du Conseil municipal, ont plus d'éloquence et constituent des titres qui nous laissent entrevoir une âme d'apôtre dans le pauvre curé de campagne qu'il était. Retombée des arcs au nord-ouest.

À 37 ans, donc en pleine force de l'âge, il arrive à Montigny, paroisse dans laquelle on recensait l'année précédente 150 familles, tous messoyers, comme le déclare le maire. Il vient de quitter le hameau de Charey, où, ses fonctions sacerdotales mises à part, il tenait encore les registres des naissances, des mariages et des décès. La législation, depuis deux cent cinquante ans (sous François Ie) le voulait ainsi, car où trouver dans nos campagnes sinon le curé, un homme de haute conscience, de moralité à toute épreuve, de profonde érudition capable de tenir ces registres de toute première importance, dont on puisse garantir l'authenticité avant tout. Songeons seulement aux questions de filiation, d'héritage, d'identité de personnes, de nationalité, etc. Pour la même raison aussi, il relevait les testaments. Du haut de la chaire, il faisait connaître les ordres et les actes de l'autorité, le jour et l'heure des assemblées. A Montigny, le curé a encore annoncé au prône des dimanches 4 novembre et 2 décembre 1792 les élections des 11 novembre et 9 décembre suivant. Bien souvent, c'était lui qui était écouté dans les assemblées communales, composées de tous les hommes âgés de vingt ans et plus (donc ne pas confondre avec le Conseil municipal d'aujourd'hui qui est élu et dont le nombre est restreint) assemblées qui se tenaient à l'issue de la messe, sur la place devant l'église. Comme vicaire ou desservant, il pouvait, par an, toucher de 5 à 700 livres (francs de l'époque).

On parle encore quelquefois de la dîme (dixme) en faveur du clergé des campagnes. Instituée par Charlemagne, empereur romain d'Occident, elle consistait à abandonner au curé la dixième partie de tous les produits de la terre et du menu bétail (agneaux, poules et cochons) et devait servir à son propre entretien, à celui du chœur de l'église et au soulagement des pauvres. Il en avait été ainsi dans les premiers siècles de l'application de la dîme, qui était bien souvent non pas la dixième, mais la treizième gerbe qui se plaçait en travers sur les meulettes dans les champs ; de là le nom de tréseau (en patois trésé) donné à ces petits tas de gerbes debout. La console nord-ouest et le chapiteau de la colonnette correspondante.

Mais au temps de l'abbé Pichon, il y avait belle lurette que la dîme était levée au bénéfice du haut clergé (gros décimateurs) qui, n'habitant même pas sur les lieux, ne se souciait guère du curé, ni de ses pauvres, ni de l'état de l'église. Aussi, était-ce la rage au cœur que les paysans voyaient une partie des récoltes qu'ils avaient fait pousser pour leur curé, s'en aller hors de leur commune, même avec la paille qui aurait dû améliorer la qualité de leurs champs. Les cahiers de doléances de 1789 contiennent de nombreuses plaintes de ce genre. Fenêtre en ogive murée.

L'abbé Pichon, pour satisfaire sa passion de répandre le bien autour de lui, a dû vivre en ascète, bien pauvrement. La commune de Montigny, soumise comme les autres, à la coutume introduite par Charlemagne, était obligée de le loger, mais ne possédait plus de presbytère, celui de Saint-Privat ayant dû être vendu au début de la Révolution. Elle lui trouve deux chambres et une cuisine contre un loyer de 200 fr. par an. Elle s'offre de lui acheter quelques meubles : il refuse ; le peu qu'il possède lui suffit. Il ne sait pas toujours compter quand il s'agit d'aumônes et il lui arriva, un jour, de se touver lui-même sans ressources. Les femmes de Montigny l'apprennent, se cotisent et lui apportent (…) la belle somme de 373 fr., geste touchant. Croisée des ogives.

Montigny a retrouvé son curé Pichon en 1803, mais pas son église, c'est-à-dire celle des religieuses bénédictines, bâtie en 1729, place de la Nation. Elle avait servi durant de longues années, d'hôpital militaire et subi de nombreuses transformations : des parties avaient été démolies, d'autres murées. Mais qu'importe : municipalité et curé travaillent conjointement et inlassablement à sa rétrocession et le 20 pluviôse an 12 (février 1804), au milieu de l'enthousiasme général, elle est rendue aux habitants. Entretemps, Pichon avait célébré le saint sacrifice dans celle de Saint-Privat, qui ne devait être démolie qu'en 1810. Clef de voûte de la croisée d'ogives.

Aussitôt, tout le monde se met à la besogne pour rendre l'église propre à sa destination. Cela ne va pas sans sacrifices personnels ; qui les a consentis ? tous et toutes, selon ses moyens et facultés. Or, au sortir de la Révolution, la commune de Montigny qui passait pour aisée, avait encore un revenu annuel de… 30 Francs ! En 1794, tous ses biens avaient été, contre sa volonté, partagés entre 170 habitants qui ne devaient rien verser dans la caisse communale. Elle avait été riche, ai-je dit : rien que de ses saussaies au bord de la Moselle depuis « le grand Varé » jusqu'à la Vaquinière (un bon km ; il n'y avait pas de canal) elle retirait bon an, mal an, entre 1.000 et 1.500 francs, revenu énorme ! Et les saussaies (plantations de saules, oseraies) étaient ravagées en l'an XIII. Mais qu'importe, se disait l'excellent maire, Philippe Colson, herbe et saules repousseront rapidement. La parole persuasive du pasteur, l'exemple entraînant du maire, la foi vive et agissante de tous parviennent, en une année, à donner à l'église son ancienne beauté. Retombée de l'arc triomphal au sud.

Second miracle : Trois ans plus tard, on dote cette église de trois cloches pesant 452, 312 et 227 kg. La bénédiction eut lieu le 11 octobre 1807 et comme de coutume d'abord, et ensuite parce que à bout de moyens, on ne choisit pas de petite bière pour parrains et marraines des cloches. Voici leurs noms :
a) M. de Turmel, ancien officier et Mme Marie-Antoinette Goussaut, douairière de M. de Beausire, ancien conseiller au Parlement de Metz ;
b) M. de Charly, ancien lieutenant-colonel du régiment de Lorraine, dragons, et Mme Alexandrine-Louise Moineuvre, épouse de M. Baudinet-Courcelles, ancien capitaine au régiment de Bourbonnais ;
c) M. de Macklot, ancien capitaine au régiment de la Couronne et Mlle Adélaïde-Madeleine de Brazy, fille de M. de Brazy, ancien conseiller de Metz, tous propriétaires à Montigny qui ont offert à l'église six grands chandeliers et un Christ en cuivre argenté de la plus belle composition. L'arc triomphal.

Et le travail de l'abbé Pichon pour les âmes reprend sans bruit avec intensité, en profondeur. Il a une église : la foi de ses paroissiens est vive ; il est vrai, qu'il n'a pas de presbytère et qu'il doit se contenter de deux chambres ; mais cela a peu d'importance à ses yeux. En 1809, année de triomphes pour Napoléon, il partage l'angoisse des familles qui envoient leurs fils sous les drapeaux ; en août, la fête patronale, Saint-Privat, sera réduite à l'office religieux et aux réunions familiales. Et quelques années plus tard, 1813 et 1815, ce sera les invasions des Russes, Prussiens et Autrichiens, accompagnées des inévitables réquisitions de viandes, vin, eau-de-vie, blé, pains, légumes secs, avoine, foin et paille. Les arcs sud et ouest.

La paix pour tous, la paix bienfaisante dans l'ordre et le travail, est revenue. Pour l'abbé Pichon, elle n'est pas complète : son propriétaire, un nommé Fridrique, froid homme d'affaire (...) déclare ne pas renouveler le bail du logement du curé. Grand émoi au Conseil municipal qui « arrête que pour le foyer de M. le Desservant, pour l'égard et le respect que ces MM. ont pour un aussi honorable pasteur, offrent 35 fr. de location ». Et spontanément, un conseiller municipal, M. Dumoulin, ancien capitaine de cavalerie, chevalier de l'ordre royal de la Légion d'honneur, ajoute que si Fridrique n'accepte pas l'offre du Conseil, l'abbé Pichon logera chez lui pendant une année, afin de permettre à la commune de lui procurer un logement2. Fridrique accepta l'augmentation de 50 fr ; sa manœuvre semble n'avoir eu d'autre but que d'extorquer ces 50 fr ou davantage à la commune. L'arc ouest bouché.

On ne reparle plus qu'à deux reprise de l'abbé Pichon : une première fois, en 1820, quand le Conseil municipal d'accord avec lui demandera un prêtre de Metz pour célébrer les dimanches et fêtes une messe, « matutinale », l'église s'avérant trop exiguë pour contenir les assistants ; une seconde fois, en 1827, quand il fut proposé comme premier membre du Bureau de bienfaisance (...). Personne, en effet, ne pouvait mieux que lui connaître les nécessiteux de Montigny. L'arc sud bouché.

Mais le poids des années se fait de plus en plus sentir sur les épaules du fils du vigneron de Bayonville. En 1826 déjà, de sa propre main il écrit son testament, dont je ne connais que la clause n° 3 en faveur de ses amis, les pauvres : « Je donne et lègue aux pauvres de Montigny-lès-Metz, ma paroisse, la somme de trois cents francs, qui leur sera distribuée par M. le Maire, d'après un état dréssé de concert avec lui, MM. les membres du Conseil municipal et M. le curé, mon successeur. » Ce successeur devait être l'abbé Claude-Victor Nicolas, vicaire à Saint-Martin, de Metz. L'arc sud bouché.

Je ne désespère pas de découvrir le testament entier de l'abbé Pichon qui permettra non pas de modifier, mais de compléter et confirmer le jugement ci-dessus porté sur l'abbé Pichon. Si une population entière, le Conseil municipal en tête lui a voué le respect le plus profond, le souvenir le plus vivace, c'est qu'il a su les mériter par ses vertus, dont la première, d'après le Christ lui-même, est la Charité. Qui l'a mieux exercée que l'abbé Pichon ? Et qui sait ? Peut-être un jour une plaque indicatrice de rue dans les nouveaux quartiers, sera ainsi conçue :
rue de l'abbé Nicolas Pichon
homme de bien, curé de Montigny-lès-Metz
1752-1829.

Les arc sud (à gauche) et ouest (à droite). Retombée des arcs sud (à gauche) et ouest (à droite) sur la colonne.
  • 1. Cf Albert BOSCH, Causeries sur le passé de Montigny-lès-Metz, Trente-et-unième causerie, p. 55 et sq. Ces textes sont en effet difficilement accessibles car s'ils ont été soigneusement rassemblés, ils n'ont malheureusement jamais fait l'objet d'une publication.
  • 2. C'est vraisemblablement ce Dumoulin qui exécuta les dessins des vestiges de l'église Saint-Privat.