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Livre premier. Chapitre II.

Traversée d'Angleterre à Ténériffe. Relâche. Desciption de la Rade de Sainte-Croix. Raffraîchissemens qu'on y trouve. Observations pour déterminer la Longitude de Ténériffe. Quelques détails sur cette Isle. Ville de Sainte-Croix & de Laguna. Remarques sur l'Agriculture, le Climat, le Commerce & les Habitans.1776.
Juillet.
12.
14.
Nous étions depuis peu de temps hors du canal de Plimouth, lorsque le vent passa plus à l'Ouest & souffla avec force ; obligés de marcher avec précaution, nous ne fûmes que le 14 à huit heures du soir, par le travers de la pointe Lisard.

16.
le 16, à midi, le Fanal Sainte-Agnès qu'on trouve sur les Sorlingues, nous restoit au Nord-Ouest-quart-Ouest, à 7 ou 8 milles ; nous étions par 49d 53' 30'' de latitude Nord, & selon la montre marine, à 6d 11' de longitude Ouest. J'en conclu que le Fanal Sainte-Agnès est placé à 49d 57' 30'' de latitude Nord, & à 6d 20' de longitude Occidentale.

17. 18.
Le 171 & le 18, nous étions par le travers d'Ouessant : ma montre indiquoit 5d 18' 37'' Ouest pour la longitude de cette isle. La déclinaison de l'aimant étoit de 23d 0' 50'' dans la meme direction.19.
Nous portâmes le Cap à l'Ouest avec un vent impétueux du Sud, jusqu'à huit heures du matin du 19 ; le vent passa à l'Ouest & au Nord-Ouest, & nous revirâmes de bord, pour marcher au Sud. Nous apperçûmes neuf grands vaisseaux, qui nous parurent des vaisseaux de ligne François ; ils ne firent aucune attention à nous, & nous continuâmes paisiblement notre route.22.
le 22, à 10 heures du matin, nous découvrîmes le Cap Ortegal, qui, à midi, nous restoit au Sud-Est un demi Rumb Sud, à environ quatre lieues de distance. Nous étions alors par 44d 6' de latitude Nord, & la montre marine établissoit notre longitude à 8d 23' Ouest.24
Après deux jours de calme, nous dépassâmes le Cap Finistere, l'après-midi du 24, à l'aide d'un bon vent de Nord-Nord-Est. Selon ma montre, la longitude de ce Cap est de 9d 29' Ouest ; le résultat moyen de quarante-une observations de la Lune, faites avant & après que nous l'eûmes dépassé, & rapportées à la montre, fut de 9d 19' 12''.30.
Le 30, à dix heures six minutes trente-huit secondes du soir, temps apparent, j'observai, avec un Télescope de nuit, la Lune totalement éclipsée. Selon les Ephémérides, ce phénomene eut lieu à Greenwich, à onze heures neuf minutes ; la différence fut d'une heure deux minutes, vingt-deux secondes, ou de 15d 35' 30'' de longitude. La montre marine indiquoit en meme temps 15d 26' 45'' de longitude occidentale : nous étions pa 31d 10' de latitude Nord. Nous ne pûmes faire d'autres observations sur cette éclipse ; des nuages cachèrent presque toujours la Lune, & en particulier, au commencement & à la fin des ténèbres, & à la fin de l'éclipse.
Voyant que nous n'avions pas assez de foin & de graines, jusqu'au Cap de Bonne-Espérance, pour ceux de nos animaux que je voulois garder en vie ; je résolus de toucher à Ténériffe, & d'y prendre en outre des raffaîchissemens pour l'équipage. Je crus cette Isle plus propre que Madere à mon objet.1776.
Juillet.
31
Nous découvrîmes Ténériffe à quatre heures de l'après-midi du 31, & je gouvernai sur la partie orientale : nous en étions assez proche, à neuf heures du soir, & nous nous mîmes plus au large, afin de louvoyer dans la nuit.1 Août.
Le 1 Août, à la pointe du jour, nous doublâmes la pointe orientale de Ténériffe, & à huit heures , nous mouillâmes au côté Sud-Est dans la rade de Sainte-Croix, pa vingt-trois brasses, fond de sable vaseux. Punta de Nago, la pointe Est de la rade, nous restoit au Nord 64d Est. Nous avions à l'Ouest-Sud-Ouest, l'Eglise Saint-François, que l'élévation de son clocher rend remarquable ; au Sud 65d Ouest le pic ; & au Sud 39d Ouest, la pointe Sud-Ouest de la rade, sur laquelle est placé le Fort ou le château.
Nous trouvâmes dans cette rade la Boussole, frégate Françoise, commandée par le Chevalier de Borda ; deux brigantins de la meme nation ; un troisieme brigantin Anglois, qui venoit de Londres, & qui alloit au Sénégal, & quatorze Bâtimens Espagnols.
Dès que nous fûmes mouillés, le maître du port vint faire la visite, il se retira dès que nous lui eûmes dit le nom du vaisseau. Un de mes Officiers alla de ma part saluer le Gouverneur, & lui demander la permission d'embarquer de l'eau, & d'acheter les choses dont nous avions besoin. Le Gouverneur m'accorda, avec la plus grande politesse, tout ce que je lui demandois, & l'un de ses Officiers vint me complimenter. L'après-dîner, j'allai le voir, avec quelques uns de mes Officiers : avant de retourner à bord, j'achetai des graines & de la paille pour nos animaux. Je m'arrangeai avec M. m'Carick, pour quelques tonneaux de vin : je reconnus que nous ne pourrions remplir nos futailles nous-mêmes, & le maître d'un bâtimen Espagnol promit de nous fournir de l'eau.La rade de Sainte-Croix est placée devant la Ville du même nom, au côté Sud-Est de l'Isle. On m'a dit que c'est la meilleure de Ténériffe ; elle est bien abritée, elle est vaste, & son fonds est de bonne tenue. Elle se trouve entiérement ouverte aux vents du Sud-Est & du Sud ; mais ces vents ne sont jamais de longue durée ; & les habitans du pays assurent qu'aucun vaisseau n'y chasse sur ses ancres2. Cet avantage est peut-être dû aux soins extrèmes qu'on y prend pour amarrer. Tous les bâtimens que nous y vîmes, avoient quatre ancres dehors, deux au Nord-Est, & deux au Sud-Ouest ; & leur cables étoient appuyés sur des futailles. N'ayant pas songé à cette dernière précaution, les nôtres souffrirent un peu.Il y a dans la partie Sud-Ouest de la rade, un môle qui se prolonge de la ville dans la mer, & qui est très commode pour le chargement & le déchargement des vaisseaux ; on y porte l'eau qui s'embarque. L'eau de la ville vient d'un ruisseau qui descend des collines ; la plus grande partie arrive dans des tuyaux ou des auguets de bois, soutenus par de minces étais ; le reste n'atteint pas le rivage. La largeur du canal montre néanmoins qu'il sert quelquefois de lit à de gros torrens. On réparoit les tuyaux durant notre relâche, & l'eau douce, qui est très bonne, se trouvoit rare.
Si l'on jugeoit de l'Isle entière, par l'aspect des campagnes, aux environs de Sainte-Croix, on en concluroit que Ténériffe est stérile, & qu'elle ne peut même pas fournir à la subsistance de ses habitans. Mais on nous vendit une quantité considérable de provisions, & il est clair qu'ils ne consomment point, à beaucoup près, toutes les productions de leur sol. Outre le vin, on y achete des bœufs à un prix modéré. Ces bœufs sont petits & osseux, & ils pesent environ quatre-vingt-dix livres le quartier : la viande en est maigre : elle se vendoit trois sous sterling la livre. Je fis la sottise d'acheter de jeunes bœufs en vie, & je les payai bien davantage. Les cochons, les moutons, les chèvres & la volaille, n'y sont pas plus chers, & on y trouve des fruits en grande abondance. Nous y mangeâmes des raisins, des figues, des poires, des mûres, & des melons muscats. L'Isle produit beaucoup d'autres fruits, qui n'étoient pas de saison. Les citrouilles, les oignons & les patates y sont d'une qualité excellente, & je n'en ai jamais rencontré, qui se gardassent mieux à la mer.
Le bled d'Inde me coûta trois schellings & six sous le boisseau, &, en général, on me donna à bas prix des fruits & les racines. Les habitans prennent peu de poissons sur leur côte ; mais leurs bâtimens font une pêche considérable sur la côte de Barbarie, & ils en vendent le produit à bon compte. Enfin, il m'a paru que les vaisseaux qui entreprennent de longs voyages, doivent relâcher à Ténériffe, plutôt qu'à Madere ; quoique, selon moi, le vin de cette derniere Isle soit aussi supérieur à celui de la premiere, que la biere forte l'est à la petite biere. Mais le prix compense cette différence, car j'achetai douze lives sterling le meilleur vin de Ténériffe ; & la pipe de Madere de la meilleure qualité m'auroit coûté plus du double3.Le Chevalier de Borda, Capitaine de la Frégate Françoise, qui mouilloit dans la rade de Sainte-Croix, faisoit, de concert avec M. Varila, Astronome Espagnol, des observations pour déterminer le mouvement journalier de deux gardes-temps, qu'ils avoient à bord. Ils se livroient à ce travail, dans une tente placée sur le môle : tous les jours à midi, ils comparoient, à l'aide de quelques signaux, leur garde-temps avec l'horloge astronomique, qui se trouvoit sur la côte. M de Borda eut la bonté de me communiquer ses signaux, & nous pûmes examiner aussi le mouvement journalier de notre montre marine ; mais notre relâche à Ténériffe fut trop courte pour tirer un grand avantage du service amical qu'il voulut bien me rendre.
Les comparaisons que nos répétâmes trois jours, m'assurerent que le mouvement de ma montre marine, n'avoit point eu d'écart essentiel, & même qu'elle n'en avoit eu aucun : nous déterminâmes la longitude par des observations de la hauteur du Soleil, sur l'horizon de la mer ; & la montre marine me donna, à quelques secondes près, le même résultat. Je pris le terme moyen des observations faites le premier, le second & le troisieme jour d'Août, & je trouvai la longitude de 16d 31' Ouest. Je découvris, par la même opération, que la latitude est de 28d 30' 11'' Nord.
M ; Varila nous dit que la véritable longitude est de 18d 35' 30'', à compter du méridien de Paris, c'est à dire, de 16d 16' 30'', à compter du méridien de Gréenwich ; ou 14' 30'', moins que que ne l'indiquoit ma montre. Mais, loin d'attribuer cette erreur à mon garde-temps, j'eus lieu de croire que M. Varila se trompoit, & que la position indiquée par ma montre, est plus exacte. En effet, les observations de la Lune, que nous fîmes dans la rade de Sainte-Croix, donnerent 16d 37' 10''. D'autres observations faites avant notre arrivée, & rapportées à la rade, par la montre marine, donnerent 16d 33' 30'' : celles que nous fîmes après notre départ, & que nous rapportâmes de la même maniere, au lieu où nous venions de mouiller, donnerent 16d 28'. Le terme moyen de ces trois suites d'observations de la Lune, est de 16d 30' 40''.
Afin de rapporter notre latitude, & ces différentes longitudes au pic de Ténériffe, l'une des montagnes les plus célebres du Globe, dont il seroit utile de déterminer la véritable position, je pris des relevemens, & j'examinai le sillage du vaisseau durant quelques heures, après notre départ de Sainte-Croix, & je reconnus que le pic gît à 12' 11'' de latitude Sud, & à 29' 30'' de longitude Ouest de la rade. Comme j'ai fait entrer dans mes calculs une distance estimée, il y a peut-être de l'erreur ; mais cette erreur ne doit pas être considérable. Le Docteur Maskelyne (British Mariner's Guide) place le pic à 28d 12' 54'' de latitude. En rapportant cette quantité à la position de la rade, la différence de longitude est de 43' ; cet éloignement exede de beaucoup celui que comptent les habitans de Sainte-Croix. J'ai trouvé que le pic gît à 28d 18' de latitude Nord. D'après cette supposition, sa longitude sera.Suivant ma montre marine, de 17d 0' 30'' Ouest
Suivant les observations de la Lune, 16d 30' 20'' Ouest
Suivant M. Varila, 16d 46' 0'' Ouest.Et si la latitude est de 28d 12' 54'', comme le dit le British Mariner's Guide, la longitude sera de 13' 30'' plus à l'Ouest.
Tandis que nous étions dans la rade, la déclinaison de l'aimant, d'après le résultat moyen de tous nos compas, fut de 14d 41' 20'' Ouest. ; & l'inclinaison de l'extrêmité septentrionale de l'aiguille, de 61d 52' 30''.Les remarques de M. Anderson sur les aspects & les productions de Ténériffe ; ses observations particulieres, ainsi que les faits qu'il a recueillis en conversation, sur l'état actuel de l'Isle, peuvent être utiles : elles indiqueront du moins les changemens survenus depuis le voyage de M. Glas, & je les insere ici.« Tandis que nous approchions de la côte, le ciel étoit parfaitement clair, & nous eûmes le loisir d'examiner le célebre Pic de Ténériffe. J'avoue que je fus trompé dans mon attente : quoique sa hauteur perpendiculaire soit peut-être plus grande, il est loin d'égaler la noble apparence du Pico, l'une des Isles Occidentales que j'avoie vue autrefois. Cette différence vient peut-être de ce qu'il est environné d'autres montagnes très-hautes ; & de ce que le Pico n'en a point autour de lui.
Derriere la Ville de Sainte-Croix, le pays s'éleve peu à peu, & il est d'une hauteur modérée. Par-delà, le sol s'éleve davantage au Sud-Ouest ; & il continue à monter, jusqu'au pic, qui, de la rade, ne paroît gueres plus haut que les collines dont il est entouré. Il semble s'abaisser depuis le pic, mais non d'une maniere brusque, aussi loin que l'œil peut s'étendre. Croyant que notre relâche seroit seulement d'un jour, je ne fis pas dans l'Isle toutes les courses que j'avois projettées, &, malgré mon envie, je ne pus aller au sommet du pic4.
L'Isle semble être d'une stérilité complète, à l'Est de Sainte-Croix. Des chaînes de collines se prolongent vers la Mer ; on y trouve des vallées profondes, qui aboutissent à d'autres montagnes, ou d'autres collines, qui coupent les premieres, & qui sont plus élevées. Celles qui courent vers la mer, semblent avoir été battues par les vagues, qui y ont laissé des empreintes ; elles se montrent comme des rangées de cônes, dont les sommets offrent beaucoup d'inégalités. Les collines ou montagnes transversales, à l'égard de ces premieres, sont plus uniformes.
L'après-midi du jour de notre arrivée, j'allai dans une de ces vallées, avec le projet de gagner les sommets des collines les plus éloignées, qui sembloient couvertes de bois ; mais je n'eus que le temps d'en atteindre le pied. Après avoir fait environ trois milles, je ne vis aucun changement dans l'aspect des collines les plus basses, qui produisent en abondance l'Euphorbia Canariensis : on est surpris que cette plante, grosse & pleine de suc, croisse si bien sur une terre si brûlée. Lorsqu'on la brise, il en sort une quantité considérable de suc ; &, quand elle est séche, elle doit se trouver réduite à rien : quoique d'une substance douce & légère, elle est assez forte. Les habitans croient que son suc est caustique, & ronge la peau ; je leur démontrai avec beaucoup de peine qu'ils se trompoient5. J'insérai un de mes doigts dans cette plante ; & ma peau n'étant point altérée, ils convinrent enfin que j'avois raison. Ils coupent l'Euphorbia, qu'ils laissent sécher & qu'ils brûlent ensuite. Je rencontrai aussi dans cette vallée, deux ou trois espèces d'arbrisseaux, & un petit nombre de figuiers, près du fond. Je n'' trouvai pas d'autres productions du regne végétal.
Une pierre lourde, compacte, bleuâtre, & mêlée de quelques particules brillantes, sert de base aux collines ; & on voit dispersées sur la surface, de grosses masses, d'une terre ou d'une pierre rouge & friable. Je trouvai souvent aussi la même substance dispersée en couches épaisses ; le peu de terre, répandu ça & là, étoit un terreau noirâtre. Il y avoit de plus quelques morceaux d'une autre pierre, 6 dont la pesanteur & la surface polie me firent croire qu'elle étoit absolument métallique.
Il faut sans doute attribuer l'état de décomposition de ces collines, à l'action perpétuelle du Soleil qui calcine leur surface : les grosses pluies dovent entraîner ensuite les parties décomposées. Si l'on admet cette supposition, on expliquera pourquoi leurs flancs offrent de si grandes inégalités. Les diverses substances dont elles sont formées, étant plus ou moins perméables à la chaleur du Soleil, elles se détachent dans la même proportion, du lieu qu'elles occupoient primitivement ; c'est peut-être pour cela que les sommets qui présentent un rocher plus dur, ont résisté, tandis que plusieurs morceaux de la croupe ont été détruits. J'ai observé que les sommets de la plupart des montagnes couvertes d'arbres, sont d'un aspect plus uniforme, & c'est, à mon avis, parce qu'elles ont un abri qui les préserve de la pluie & du Soleil.
La ville de Sainte-Croix, qui a peu d'étendue, est assez bien bâtie ; les Eglises n'ont rien de magnifique au dehors, mais l'intérieur en est décent & un peu orné. Elle ne sont pas aussi belles que quelques unes de Madère : cette différence provient du caractere des habitans, plutôt que de leur pauvreté. Les Espagnols de Sainte-Croix sont mieux logés, & mieux vêtus que les Portugais de Madère, qui semblent disposés à se dépouiller eux-mêmes, afin d'orner leurs Eglises.
On voit sur le port presque en face du môle, une belle colonne de marbre, élevée depuis peu, & ornée de quelques figures qui ne font point honte à l'artiste. On y lit une inscription en espagnol qui indique l'époque & l'objet de ce monument.
L'après-midi, quatre d'entre nous louerent des mules, pour aller à la ville de Lagune7, qui a pris son nom d'un lac voisin, éloigné de Sainte-Croix d'environ quatre milles : nous y arrivâmes entre cinq et six heures du soir ; le chemin avoit été très-mauvais, nos mules n'étoient pas bonnes, & rien ne nous dédommagea de nos peines. Laguna est assez vaste, mais elle mérite à peine le nom de ville ; la disposition des rues est très-irrégulière ; cependant quelques-unes sont d'une largeur passable, & on y voit des maisons assez propres. En général, cependant, Sainte-Croix, quoique beaucoup plus petite, offre un aspect bien supérieur. On nous apprit que Laguna tombe tous les jours ; plusieurs vignobles où l'on trouvoit autrefois des maisons, n'en ont plus à présent. La population de Sainte-Croix augmente au contraire.
Pour aller de Sainte-Croix à Laguna, on traverse une colline escarpée, qui est très-stérile, lorsqu'on monte ; en la descendant, nous vîmes quelques figuiers & plusieurs champs de bleds. Ces espaces de terrein mis en culture sont de peu d'étendue, & ils ne sont pas découpés en sillons comme on le pratique en Angleterre ; il paroît que les habitans ne récoltent du grain qu'à force de travail ; car le sol est si rempli de pierres, qu'ils sont obligés de les rassembler & d'en faire de larges monceaux ou des murailles peu éloignés les uns des autres. Les grandes collines qui se prolongens au Sud-Ouest, nous semblerent bien boisées. Excepté des aloës en fleur que nous trouvâmes près du chemin, nous ne remarquâmes rien d'ailleurs, durant ce petit voyage, qui mérite d'être cité ; nos guides avoient beaucoup de gaieté, & ils nous amuserent avec leurs chansons pendant la route.
Les mules font la plupart des gros ouvrages ; nous jugeâmes que les chevaux sont rares, & destinés principalement à l'usage des Officiers ; ils sont d'une petite taille, mais d'une belle forme & plein de feu. Les habitans emploient les bœufs à traîner des tonneaux, sur un chariot très-grossier, & ils les mettent au joug par la tête ; nous les attelons par les épaules, & leur méthode ne semble pas préférable à la nôtre. Dans mes promenades & mes courses, je vis des faucons, des perroquets, des hirondelles de mer, des goëlands, des perdrix, des bergeronnettes, des hirondelles de terre, des martinets, des merles, & des troupes nombreuses d'oiseaux des Canaries. On trouve aussi à l'Isle de Ténériffe, deux especes de lézards ; quelques insectes, telles que les sautrelles, & trois ou quatre especes de mouches de dragon8.
J'eus occasion de causer avec un habitant du pays, plein d'esprit & d'instruction, dont la véracité ne me laisse aucun doute. Il m'apprit plusieurs choses qu'une relâche de trois jours ne m'auroit pas laissé le loisir d'observer : il me dit, par exemple, qu'il y a dans l'Isle un arbrisseau, qui répond exactement à la description donnée par Tournefort & Linaeus de l'Arbrisseau à Thé de la Chine & du Japon ; qu'il y est très-commun. L'honnête Espagnol, dont je parle, ajouta qu'on extirpoit cet arbrisseau, & que toutes les années, il en arrachoit pour sa part des milliers dans ses vignes ; que les habitans néanmoins en ont fait quelquefois une boisson pareille au thé, mais ce qui est remarquable, ils assurent que les premiers Navigateurs européens le trouverent à Ténériffe.
Le Sol produit un fruit singulier que les Insulaires appellent Limon imprégné : 9c'est un limon parfait, bien distinct, enfermé dans un autre ; il differe seulement de celui qui lui sert d'enveloppe, en ce qu'il est plus rond. Les feuilles de l'arbre qui donne cette espèce de limon, sont beaucoup plus longues que celles du limonier ordinaire ; mais, d'après ce qu'on m'a dit, elles sont tortues & elles n'ont pas la même beauté.
J'ai su de la même maniere qu'une espèce des raisins de Ténériffe, est réputé un excellent remède dans les phtysies. L'air & le climat en général sont d'ailleurs d'une salubrité remarquable, & très-propres à ce genre de maladies. Mon Espagnol m'en expliqua la raison ; il me dit qu'on peut toujours choisir le degré de température convenable, en fixant sa demeure sur les diverses collines qui sont plus ou moins élevées, & il me témoigna sa surprise, de ce que les Médecins Anglois n'ont jamais songé à envoyer leurs consomptionaires à Ténériffe, au-lieu de les envoyer à Nice ou à Lisbonne. En allant de Sainte-Croix à Laguna, je reconnus moi-même combien la température de l'air varie : lorsqu'on monte les collines, on ressent peu-à-peu le froid qui finit par être insupportable. On m'assura que passé le mois d'août, personne ne peut habiter à un mille du Pic, sans éprouver un froid très-rigoureux10.
Quoique les environs du sommet du Pic jettent toujours de la fumée, il n'y a point eu de tremblement de terre, ou d'éruption de volcan depuis 1304 ; le port de Garrachica, où l'on faisoit autrefois une grande partie du commerce, fut détruit à cette époque11.
Le commerce de Ténériffe est assez considérable ; car on y fait quarante mille pipes de vin, qui se consomment dans l'Isle, ou qu'on convertit en eaux-de-vie, & qu'on envoie aus Isles espagnoles du nouveau monde : 12l'Amérique septentrionale en tiroit chaque année six mille pipes, lorsque les liaisons avec cette partie du monde n'étoient pas interrompues ; l'exportation se trouve aujourd'hui diminuée de moitié. En général, le bled de l'Isle ne suffit pas à la subsistance des Insulaires : nos Colonie du nouveau monde y portoient des grains il y a quelques années.
Ténériffe produit un peu de soie ; mais à moins de compter les pierres à flitrer qu'elle tire de la grande Canarie, & qu'elle exporte au dehors, le vin forme le seularticle de son commerce étranger.
La race trouvée dans l'Isle par les Espagnols, lors de la découverte des Canaries, ne forme plus une peuplade séparée ; 13les mariages ont confondu les naturels & les colons, mais on reconnoît encore les descendans des premiers ; ils sont d'une grande taille, leur stature est forte, & ils ont des os d'une grosseur remarquable : le teint des hommes en général est basané ; le visage des femmes offre de la pâleur, & on n'y voit point cette teinte vermeille qui distingue nos beautés des pays du nord. Elles portent des habits noirs comme en Espagne ; les hommes paroissent moins asservis à cet usage, & ils ont des vêtemens de toute sorte de couleur, à l'exemple des François, dont ils imitent d'ailleurs les modes. Ce point exepté, nous avons trouvé les insulaires de Ténériffe très-décens ; ils conservent cette gravité qui est propre aux Espagnols. Quoique nos mœurs & nos manieres ressemblent peu à celles des peuples de l'Espagne, j'observerai qu'Omaï n'y appercevoit pas une grande différence : il dit seulement que les habitans de Ténériffe se livroient moins que les Anglois à l'amitié, & que leur figure approchoit de celle de ses compatriotes. ®

  • 1. Il paroît, par le livre de Lock du Capitaine Cook, qu'il s'occupa de bonne heure de la santé de son équipage. Le 17, il fit brûler de la poudre dans les entreponts, & mettre à l'air les voiles de rechanges.
  • 2. Malgré l'assertion des habitans de l'isle, qui donnerent ces détails au Capitaine Cook, Glas nous apprend, que quelques années avant son arrivée à Ténériffe, presque tous les vaisseaux de la rade furent jetés à la côte. Voyez Glas, Hist. Of the Canary Island, p. 235. On peu supposer que les précautions actuelles ont empêché de pareils accidens, & elles suffisent pour justifier la remarque du Capitaine Cook.
  • 3. On faisoit autrefois à Ténériffe une grande quantité de vin sec de Canarie, que les François appellent vin de Malvoisie, & que nous nommons en Angleterre par corruption Malmfey ; ce nom vient de Mavesia, ville de la Morée, célebre par ses vins doucereux. Dans le dernier siecle, & même plus tard, on en importoit beaucoup en Angleterre, mais on n'y fait guere aujourd'hui d'autre vin, que celui dont parle le Capitaine Cook. Les vignes du pays ne produisoient pas, au temps de Glas, plus de cinquante pipes de Malvoisie annuellement. Cet Auteur dit que les Habitans cueillent les raisins encore verds, & qu'ils en tirent un vin sec & substantiel propre aux climats chauds, pag. 262.
  • 4. On trouve dans Spratt's History of the Royal Society, pag. 300, &c. la Relation d'un voyage au sommet du pic de Ténériffe. Glas y monta également. Voyez History of the Canary Islands, pag. 252. jusqu'à la page 259. Le volume quarante-sept des Transactions Philosophiques, donne les observations que fit le Docteur Heberdeen en montant sur le pic. Cet Ecrivain évalue à 2,566 brasses ou à 15,396 pieds anglois, la hauteur du pic au-dessus du niveau de mer ; il ajoute que ce résultat fut confirmé par deux observations subséquentes, & par d'autres que nous devons à M. Grosse, Consul Anglois. Cependant le Chevalier de Borda, qui mesura la hauteur de cette montagne au mois d'Août 1776, ne l'évalue qu'à 1,931 toises de France, c'est-à-dire à 12,340 pieds anglois. Voyez les Observations faites par le Docteur Foster, durant le Second voyage de Cook.
  • 5. Glas, en parlant de cette plante, pag. 231, dit : « je ne puis imaginer pourquoi les habitans des Canaries n'en tirent pas le suc, qu'ils pourroient employer dans leurs bateaux au-lieu de poix ». M. Anderson nous apprend aujourd'hui pourquoi les Habitans des Canaries ne s'en servent pas.
  • 6. L'original dit Slag.
  • 7. Son nom espagnol est Saint-Christobal de la Laguna ; elle passe pour la capitale de l'Isle. Les gens de loi, & ceux des habitans qui vivent noblement y résident. Cependant le Gouverneur-général des Isles Canaries réside à Sainte-Croix qui est le centre du commerce avec l'Europe & l'Amérique. Voyez Glas's Hist. pag. 248.
  • 8. Il y dans l'Original dragon's flies
  • 9. L'Auteur de la Description de Ténériffe, dans Sprat's History, pag. 207, parle de cette espèce de limon, & il l'apelle pregnada. Il est vraisemblable que les Espagnols le nomment encore aujourd'hui impregnada.
  • 10. Cette observation s'accorde avec la remarque du Docteur Heberden, qui dit que le pain de sucre de la Montagne ou la Pericosa, dont la hauteur est d'un huitième de lieue (ou de 1,980 pieds) est couverte de neige la plus grande partie de l'année. Voy. Les Transactions Philosophiques, Volume cité plus haut.
  • 11. Ce Port fut comblé par les torrens de laves brûlantes, qui sortirent d'un volcan. On trouve aujourd'hui des maisons dans les endroits où mouilloient autrefois les vaisseaux.Glas's Hist. pag. 244.
  • 12. Glas, pag. 342, dit que les Habitans de Ténériffe exportent annuellement quinze mille pipes de vin et d'eau-de-vie. Il ajoute dans un autre endroit, pag. 252, qu'on dernier dénombrement qui précéda son voyage, il n'y avoit pas moins de 96,000 Habitans. Il s'est écoulé trente ans depuis, & on peut raisonnablement supposer que la population a beaucoup augmenté. La quantité de vin consommée par une population d'au moins dix mille personnes, doit monter à plusieurs mille pipes. Les fabriques d'eau-de-vie doivent en employer une autre quantité bien considérable, car il faut cinq ou six pipes de vin, pour en faire une d'eau-de-vie. Ainsi, le calcul de M. Anderson, qui évalue à quarante mille pipes de vin le produit annuel des vignobles, n'est pas exagéré.
  • 13. Lorsque Glas parcourut l'Isle de Ténériffe, il y avoit encore quelques familles de Guanches, dont le sang ne s'étoit pas mêlé avec celui des Espagnols.

Référence à citer

Capitaine COOK, Capitaine CLERKE, Capitaine GORE, Troisieme-voyage-de-Cook, archeographe, 2003. https://archeographe.net/Troisieme-voyage-de-Cook