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IV.
Si les voyages de découvertes entrepris par ordre du Roi, ont facilité l'entrée des vaisseaux dans l'Océan Pacifique, ils ont aussi beaucoup étendu nos connoissances relativement aux terres qui s'y trouvent.
Quoique les Européens fréquentent depuis près de deux siecles & demi les immenses1 parages qu'on appelle de ce nom, la plus grande partie de ces parages & sur-tout de ceux qui sont au Sud de l'équateur, demeuroient inconnue.
Magellan, & les Espagnols qui parcoururent les premiers ces mers, n'ayant voulu qu'arriver aux Moluques & aux autres îles qui produisent des épiceries, chacune des parties de l'Océan Pacifique, qui ne se trouvoient pas contigue à leur route, dont la direction étoit au côté septentrional de l'équateur, échappa naturellement à leurs recherches ; & si Mandana & Quiros, & avant eux quelques voyageurs ignorés2, en s'écartant de cette route, & en se tenant sous le tropique austral, après être partis de Callao, eurent le bonheur de rencontrer différentes îles ; si leur imagination s'échauffa au point de regarder ces îles comme des indices d'un continent austral ; s'ils de flatterent que la découverte de ce continent les rendoit émules de Gama & de Colomb, leurs foibles efforts n'ont point reculé les bornes de la Géographie & de la Navigation. Comme un plan judicieux n'avoit point dirigé leurs voyages ; comme ils découvertes étoient demeurées très-imparfaites, & qu'elles n'avoient été ni examinées de nouveau ni décrites dans des Journaux exacts & bien authentiques, on les avoit presque oubliées : on en conservoit des souvenirs si obscurs qu'il en résultoit des disputes embarrassantes sur la position & l'étendue de ces nouvelles terres, qu'on doutoit même de leur existence.
Il paroit que les conseils d'Espagne se firent de bonne heure une maxime politique d'interrompre & de décourager les voyages dans cette partie du Globe. Déjà maîtres sur le Continent d'Amérique d'un empire trop vaste pour le gouverner aisément, cet Empire d'Amérique leur offrant plus de métaux précieux qu'ils n'en pouvoient en employer à leur usage, ni la cupidité ni l'ambition ne les excitoient à aggrandir leurs domaines. Ainsi, quoique les Espagnols fussent établis le long des côtes de l'Océan Pacifique, quoiqu'ils fussent placés très-commodément pour suivre les découvertes qu'offroient ces mers inconnues, ils se contenterent d'envoyer des vaisseaux d'un de leurs ports à l'autre ; s'ils traverserent le vaste golfe qui sépare de l'Asie cette partie de l'Amérique, ce fut toujours sur la même ligne, & peut-être avec un seul bâtiment qui partoit d'Acapulco pour Manille. La route des Espagnols régla en grande partie celle des autres Navigateurs Européens qui parcoururent l'Océan Pacifique du Sud ; & tous ces voyages furent circonscrits dans les mêmes bornes, si j'en excepte les petites Escadres de Lemaire & Roggewein. Les vaisseaux qui entrerent dans cette mer par le détroit de Magellan ou en doublant le Cap de Horn, vouloient faire un commerce interlope avec les Espagnols, ou combattre les navires de cette Nation ; projets qui laissoient aux Géographes bien peu d'espoir de découvrir de nouvelles terres. Chacun d'eux sentit en effet qu'il devoit borner ses croisieres à une distance convenable des établissemens Espagnols, les seuls parages où il pouvoit espérer du commerce ou des pirateries. Ils avoient à peine débouqué le détroit de Magellan ou doublé la terre de Feu, qu'ils cingloient au Nord vers l'île inhabitée de Juan Fernandès, qui, pour l'ordinaire leur servoit de rendez-vous, & où ils alloient prendre des raffraîchissemens : après avoir longé le Continent d'Amérique depuis le Chili jusqu'à la Californie, ils repassoient dans l'Océan Atlantique ; où, s'ils se hasarderent à étendre leur voyage du côté de l'Asie, ils ne penserent jamais à faire des découvertes dans les portions de la mer du Sud qui demeuroient inconnues ; ils choisirent la route battue (si je puis m'exprimer ainsi) route sur laquelle ils comptoient, avec vraisemblance, rencontrer le galion des Philippines, mais qui offroit peu d'apparence de rendre leur traverse utile à la Géographie.
Par une suite naturelle de ces combinaisons, les diverses expéditions dont je parle ici, dûrent fournir peu de matériaux aux Géographes qui désiroient une connoissance exacte & détaillée de l'Océan Pacifique du Sud. Les industrieux Hollandois qui avoient alors toute leur énergie, firent cependant quelques tentatives sur ce point : nous leur devons trois voyages entrepris avec l'unique projet de découvrir de nouvelles terres ; & leurs recherches dans les latitudes australes de cet Océan, sont connue d'une maniere beaucoup plus sûre que celles des premiers Navigateurs Espagnols.
Lemaire & Schouten, en 1616, & Roggewein en 1722, jugerent sagement qu'il n'y avoit aucune connoissance nouvelle à acquérir en suivant le passage ordinaire au Nord de la ligne, & ils traverserent cet Océan depuis le Cap de Horn jusqu'aux Indes Orientales, en se tenant sous le tropique Sud ; parages qu'on avoit visités si rarement & d'une maniere si peu efficace, quoique la croyance vulgaire fortifiée par les spéculations de quelques Philosophes, y promit un grand nombre de découvertes.
En 1642, Tasman, qui fit depuis Batavia une longue traversée sur l'Océan Austral de l'Inde, entra dans la Mer Pacifique du Sud, au point où cette mer est le plus éloigné de la côte d'Amérique, & il visita des parages qu'on avoit pas encore examinés. Après être parti d'une latitude Sud assez élevée, il cingla au Nord jusqu'à la Nigritie, & jusqu'aux îles situées a l'Est de cette terre, près de l'équateur, & ses découvertes ont rendu son voyage célebre dans les annales de la Navigation.
Les succès de ces trois expéditions ne servirent néanmoins qu'à indiquer un vaste champ que les Navigateurs doués de plus de persévérance pourroient examiner avec plus de succès. Leurs résultats, il est vrai, présentoient aux Géographes un moyen de noyer la stérile uniformité des premieres Cartes, en y plaçant quelques îles nouvelles ; mais le nombre & l'étendue de ces nouvelles terres étoient si peu considérables qu'on peut leur appliquer ce vers connu.Rari, nantes in gurgite vasto.Et si les découvertes étoient en très-petit nombre, elles étoient d'ailleurs très-imparfaites. On s'étoit approché de quelques côtes, mais on n'y avoit pas débarqué : on les avoit quittées sans reconnoître leur étendue & sans voir si elles étoient réunies à d'autres côtes voisines. Les débarquemens qu'on avoit fait, avoient été en général très-rapides, & il étoit à peine possible d'établir sur une base si foible, des informations propres à satisfaire même la curiosité oisive ; ce qu'on en disoit ne pouvoit ni contenter les philosophes ni contribuer beaucoup à la sûreté ou au succès des Navigateurs qui viendroient ensuite.