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La sculpture allégorique

Une partie de la parure du château paraît en effet être dotée d’un sens caché. Il n’est pas forcément nécessaire d’accorder une trop grande importance à cette particularité car on a vu précédemment qu’à bien des égards la décoration se plaît à l’équivoque. Ainsi, contrairement à ce qu’on lit souvent, Mme Pignon-Feller assure que rien n'atteste véritablement le désir de Maurice du Coëtlosquet de faire démonstration de patriotisme, ni même d'opposer le « bon goût français » à la rudesse germanique1. Le vicomte souffrait néanmoins de la situation de la Lorraine, bafouée par la barbarie prussienne, violée même puisque Metz-la-Pucelle n'avait jamais été prise auparavant2. Assurément, le château de Mercy met en scène une sculpture en ronde-bosse et en bas-relief qui cherche à délivrer un message, mais peut-être de façon moins appuyée qu’on l’a prétendu. Certaines plantes semblent ainsi avoir une fonction symbolique. Le chardon vient immédiatement à l'esprit. Son feuillage est partout, par exemple sur les corbeilles du grand balcon de la façade principale, et les feuilles de l'acanthe jouent de leur ressemblance3 à la ferronnerie des balcons4. La fleur du chardon apparaît sous différentes variétés : le chardon Marie, le chardon de Dipsacus (panicaut), mais surtout le chardon aux ânes (onopordon ou fausse acanthe), qui est l'emblème de la Lorraine5 et qu'on retrouve en maints endroits, comme à la ferronnerie des deux entrées et sur les grandes armoiries de S 27 et S 39, au faîte des pavillons.

La façade principale, tout particulièrement, nous permet d'entrevoir les desseins du vicomte Maurice du Coëtlosquet ; elle les affiche, pourrait-on dire, à tout visiteur attentif. Il faut certainement accorder une signification allégorique à l’atlante et à la cariatide. Tous deux semblent souffrir du poids de leur charge et symbolisent les sentiments qu'éprouvait le vicomte, lui qui avait dû émigrer pour rester français. L'atlante repose sur une console ornée d’une fleur d'iris et supporte un dé avec une anémone ; il est vêtu d'une tunique drapée qui laisse le torse nu et couvre les jambes. A ses pieds, à gauche et à droite, sont représentées des branches à feuilles de chêne. Le dé et la console de la cariatide sont pourvus des mêmes fleurs que son compagnon. La jeune femme porte une robe à ceinture et un manteau drapé parsemé de roses ; sur sa tête est posée une coiffe de roses et de feuillage, dans lequel apparaissent aussi des marguerites et sa longue chevelure coule jusqu'à la taille. Un rosier s'élève le long de la jambe gauche.

Le bas-relief qui couronne la mansarde de l'avant-corps central entre dans cet ordre d'idée. L'image du Phénix s’interprète aisément comme l'annonce de la victoire à venir et du retour de la province à la France. Des flammes, parmi lesquelles surgissent des éléments d'architecture (volute de chapiteau ionique, corniche denticulée), évoquent l'incendie du château de Mercy et sa destruction lors des combats de 1870, figurés par des armes (casques, cuirasse, grenade, épée, fusil, canon...). Les flammes s'étendent sur le tympanl, dont elles interrompent la courbe. A chaque extrémité du linteau, un masque de Méduse, avec sa chevelure de serpents, insiste encore sur l'horreur de ces événements. Au-dessus de ce chaos surgit le Phénix renaissant, les ailes déployées. La statue est assez abîmée : l'oiseau a perdu sa tête, derrière laquelle subsiste encore un bandeau, et ses ailes sont brisées. Le symbole est clair : le château de Mercy renaît de ses cendres malgré les horreurs de la guerre. L'espoir est donc toujours présent puisqu'un nouvel édifice se construit.

Peut-être le bas-relief situé sur le côté Est, sur le jambage du pavillon à côté de la fenêtre E 12 peut-il en être rapproché : il représente un oiseau qui nourrit ses quatre petits au nid6.

Avec les deux Muses on aborde un autre champ de la représentation métaphorique. Elles incarnent deux des domaines de prédilection de Maurice du Coëtlosquet : à gauche Clio pour l'Histoire, Polymnie pour la Musique à droite. Elles couronnent les jambages de l'avant-corps.
Clio est vêtue d'une robe et d'un manteau dont les plis drapent ses jambes et le siège sur lequel elle est assise ; elle porte une couronne de feuilles7. Le visage grave, la déesse regarde la tablette qu'elle tient de la main droite et qui repose sur sa hanche ; dans la main gauche, elle devait tenir un style de bronze, qui a disparu. A sa gauche sont empilés des livres et des branchages de feuilles de chêne forment un buisson à ses pieds.
Polymnie, à laquelle il manque la tête, est représentée dans une position semblable. Comme sa sœur, elle se drape dans sa robe et son manteau et porte des sandales ; un collier de perles pare son cou. De la main gauche, elle tient une lyre appuyée sur sa hanche ; l'instrument a conservé cinq de ses cordes en bronze8. L'autre main s'étend sur des branches de laurier.

Les chouettes, de part et d'autre de la mansarde de l'avant-corps (S 40), pourraient évoquer la Sagesse, un rôle qu'on attribue souvent à cet oiseau. Ce domaine est aussi suggéré sur la façade postérieure : de chaque côté de la baie tripartite N 28, à l’emplacement des animaux fantastiques des autres mansardes, sont illustrées la fable Le Renard et les raisins et une autre (mais laquelle ?) à l'opposé.

Maurice du Coëtlosquet s'est plu à faire figurer ses préférences culturelles en plusieurs autres endroits de son château avec un ensemble de bas-reliefs qui surmontent certaines mansardes. Deux d’entre eux, sur la façade principale, illustrent la Peinture et l'Architecture (S 29) et la Musique (S 37). Le premier associe une palette avec quatre pinceaux et des éléments d'architecture, principalement un chapiteau ionique9. Des feuillets complètent la composition. L'ensemble repose sur une guirlande de feuilles de laurier et est couronné d'une palme.
Le bas-relief de la Musique, autre domaine de prédilection de Maurice du Coëtlosquet, à la fois interprète, compositeur et mécène, rassemble divers instruments parmi lesquels on distingue un tambourin, une flûte de Pan et un biniou10. Ce dernier est un discret rappel de l’ascendance familiale du vicomte : c'est la version bretonne à deux tuyaux de la cornemuse écossaise. Ici aussi, des feuillets, certains figurés enroulés, et des branches de laurier comblent les vides.

Nous voyons encore plusieurs de ces bas-reliefs sur les autres façades : la Géométrie et l'Astronomie (O 12), le Théâtre (N 30), l'Industrie (E 14). Pour la Géométrie et l'Astronomie (O 12), on a représenté un compas et une sphère au milieu de feuillets et de branches de chêne11. Le Théâtre (N 30) est simplement évoqué par un masque de comédie couronné de laurier. L’Industrie (E 14) rassemble divers outils, parmi lesquels une roue dentée, au milieu de feuillage de lierre. Le dernier de ces bas-reliefs (N 26) est aujourd'hui couvert de mousse : à peine distingue-t-on des objets globuleux et des feuilles de laurier.

Le vicomte Maurice du Coëtlosquet affirme aussi ostensiblement ses origines avec les majestueuses armoiries de sa famille sur les deux pavillons. Bien conservées à l'est (S 39) mais fort abîmées à l'ouest (S 27), elles sont installées dans l'arc de cercle du tympan. Deux lions encadrent le blason12, qui est dominé par une couronne13. En dessous, un bandeau porte la devise de la famille Franc et Loyal, entrelacé dans un chardon dont la fleur est au centre. Un Éros, qui symbolise la renommée et la gloire de cette illustre famille, est assis sur des feuillages de chêne et de laurier, au dessus de ces armoiries ; les jambes de celui qui subsiste14, à droite, recouvrent l'agrafe du fronton de la corniche où apparaît encore la fleur et des feuilles du chardon lorrain. La tête est malheureusement perdue. Le bras droit a disparu également mais il semble avoir été levé ; on l'imaginerait bien brandir une branche de palmier.

Avec plus de modestie, Maurice du Coëtlosquet s'est fait représenter, parmi les mascarons. En N 17, son portrait le montre avec barbe à l'impériale et coiffure en brosse au milieu d'un feuillage d'olivier et d'épis de blé. Le vicomte apparaît plus âgé en N 19, avec un feuillage de chêne : toujours la barbe à l'impériale, mais une coiffure plus bouffante et une calvitie plus prononcée. Nous pensons voir un troisième portrait en E 10 car ce mascaron, lui non plus, n'a pas non pas l'apparence stéréotypée des autres. Entouré d'un feuillage de vigne et de grappes de raisin, cette effigie représenterait alors le vicomte sous des traits plus jeunes.

Quatre Éros animent la façade postérieure du château. Ils vont par paires. Ceux de N 25 et de N 31 symbolisent l'Automne et le Printemps, deux périodes de bonheur et d'abondance. L'Automne, à gauche (S 25), qui a perdu son chef, est assis des grappes de raisin, des pommes et des épis de blé avec autour de lui ; il tient une pomme de la main gauche et une grappe de raisin de la droite. Le Printemps, quant à lui, est complet. Il est assis, entouré de fleurs, parmi lesquelles des roses et des marguerites. Il arbore un sourire lumineux et se pose une couronne de fleurs sur la tête.

Le deux derniers Éros sont allongés sur la corniche de part et d'autre de l'oculus S 28d. On peut voir dans celui de gauche l'image du Destin : il a les yeux bandés et déroule un parchemin. A droite lui répond un Éros qui pourrait représenter le Temps car il tient un sablier ; son visage est pensif, presque mélancolique. Ce serait ici la seule allusion aux préoccupations spirituelles de Maurice du Coëtlosquet puisqu’il faut souligner que rien dans la décoration de son château n'évoque la religion de quelque manière que ce soit. Or, on sait que le vicomte était un homme profondément pieux et qu'il a largement fait preuve de générosité envers les institutions catholiques.

Quelques observations encore sur la réalisation de ce décor. La pierre de Savonnières, appréciée pour sa résistance et sa facilité à la taille15, donnait à l’édifice une couleur subtile, en accord avec la pierre de Jaumont qui, depuis toujours, habillait Metz et le Pays messin16.
Il ne semble pas que l'on connaisse le nom de ceux qui, artisans ou véritables artistes, ont travaillé à l'embellissement ornemental du château de Mercy. On peut y voir plusieurs mains. Une bonne maîtrise de la taille suffisait pour une grande partie des éléments architecturaux (balustres, pots-à-feu, certains encadrements de fenêtres etc). Les bas-reliefs des mansardes sont vraisemblablement d'un même atelier, mais ceux des armoiries sont d’une exécution plus délicate. D'autres tailleurs auraient sculpté les mascarons, qui sont assez ordinaires - les visages sont stéréotypés et les traits sans finesse - mais les portraits de Maurice du Coëtlosquet sortent de cette banalité. L'atlante, la cariatide et les Muses sont certainement l'œuvre d'un sculpteur plus expérimenté, et l'on serait tenté de lui attribuer encore les fleurs des agrafes des baies du rez-de-chaussée et de l'avant-corps de la façade principale. Les Éros sont aussi d'une belle facture, quoique moins puissante ; ils pourraient venir d'un autre atelier encore. On remarquera qu'ils ressemblent fort à celui de la façade le la Villa Amos, à Metz, dont l'architecte est aussi celui du château de Mercy.



  • 1. Cf. Christiane PIGNON-FELLER, Le Château de Mercy-lès-Metz ou la nostalgie de l'émigré. 1. Le phénix renaissant de ses cendres, le Pays Lorrain, vol. 85, 2004, p. 248.
  • 2. C'est un thème qui fut largement évoqué lors du procès du Maréchal Bazaine et qui restera profondément attaché à l'esprit de revanche dont Maurice Barrès se fit le chantre enflammé.
  • 3. L'acanthe et le chardon ne sont pas de la même espèce.
  • 4. Leurs découpures évoquent aussi un motif très décoratif de l'architecture classique.
  • 5. C'est aussi l'emblème de l'Écosse et l'on pourrait y voir une allusion aux précédents propriétaires de la propriété.
  • 6. Il se pourrait, en raison de la symétrie générale de l'édifice, qu'un bas-relief ait occupé cet emplacement sur le Côté Ouest, mais toute cette partie est fortement endommagée. Une question du même ordre se posait déjà au sujet de l'existence d'un ensemble complet œil-de-bœuf-mansarde-œil-de-bœuf de ce côté et la réponse s'est heurtée au même obstacle.
  • 7. Le relief de cette couronne est très émoussé ; il s'agit peut-être de feuilles de chêne.
  • 8. Peut-être n'en comportait-il pas plus.
  • 9. Sont aussi représentés d'autres objets qu'on a du mal à identifier (boîte de couleurs, gobelet ?).
  • 10. Dans cette composition figure aussi un objet que nous n'identifions pas.
  • 11. D'autres instruments semblent aussi représentés mais ils sont couverts de mousse et indéfinissables.
  • 12. « De sable, semé de billettes d'argent, au lion morné du même, brochant sur le tout ». Devise : « Franc et Loyal ». La science héraldique utilise un vocabulaire qui lui est spécifique : morné se dit du lion, de l'aigle ou autre animal qui n'a ni langue, ni dents, ni griffes, ni ongles ; brochant de toute pièce qui, sans traverser l'écu d'une extrémité à l'autre, paraît posée sur un ou plusieurs meubles. Cf le site : blason-armoiries.org
  • 13. Il s'agit d’une couronne de comte : un cercle à huit perles rangées, bien qu'ici 9 de ces perles soient visibles. Les du Coëtlosquet sont en effet des comtes de Bretagne. Or, Maurice du Coëtlosquet avait rang de vicomte : on s'attendrait donc à une couronne correspondant à ce rang, soit un cercle monté de quatre grosses perles. Quiconque pourrait m'apporter des renseignements à ce sujet serait le bienvenu. Cf le site : guy.joly1.free.fr et la généalogie de la famille du Coëtlosquet sur http://www.infobretagne.com/famille-coetlosquet.htm
  • 14. L'autre Éros, au sommet du pavillon ouest, est entièrement détruit, mais on peut selon toute vraisemblance y replacer un personnage identique à celui du pavillon est. Dans l'éventualité d'une restauration du château, cela pourrait avoir son importance, même si l'Éros de droite n'est pas complet.
  • 15. La plupart des bâtiments du Barrois, en Meuse, sont édifiés en pierre de Savonnières, notamment les façades Renaissance de Bar-le-Duc et de nombreux châteaux de la vallée de la Saulx.
  • 16. A-t-on voulu s'opposer aux architectes de la nouvelle ville allemande, dont la préférence allait au grès ?